coups de tête

La Sonate à Bridgetower d’Emmanuel Dongala

De l’apparition romanesque du dédicataire fantôme

Emmanuel Dongala au salon du livre de Paris, 25 mars 2017

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, sept ans après Photo de groupe au bord du fleuve, Emmanuel Dongola publie La Sonate à Bridgetower.


Dans les remerciements, à la fin du livre sous-titré Sonata mulattica (comme l’est la sonate), l’auteur, né d’une mère centrafricaine et d’un père congolais, écrit que ce roman est le fruit de plusieurs années de recherches.

Le résultat ? Une fresque tirant d’un long oubli un enfant prodige qui a ébloui les mélomanes, musiciens et compositeurs de son époque : Georges Polgreen Bridgetower (1780–1860), violoniste virtuose né, à Biala en Pologne, d’une mère Polonaise et d’un père noir de la Barbade.

George Bridgetower par Henry Edridge, 1790, commons.wikimedia.org
Portrait de Ludwig van Beethoven par Christian Horneman, 1803, commons.wikimedia.org

Devenu un musicien et compositeur accompli, George Bridgetower, lors d’un séjour à Vienne, d’avril à juillet 1803, se lie brièvement d’amitié avec Ludwig van Beethoven qui le tient en haute estime et compose pour lui la sonate no 9 pour violon et piano en la majeur. L’œuvre est jouée lors d’un concert le 24 mai 1803.


Jean et Brigitte Massin écrivent, dans leur Ludwig van Beethoven que : « Bridgetower fut le premier à exécuter la sonate op. 47 en public ; beaucoup plus tard, il affirma que Beethoven en avait transféré la dédicace à Kreutzer qu’à la suite d’une rivalité amoureuse où l’objet de leur flamme à tous deux avait accordé ses faveurs à Bridgetower plutôt qu’à Beethoven » (p. 135).

L’œuvre, dans laquelle « il s’agit pour Beethoven d’établir entre le piano et le violon le dialogue animé et dialectique qui sont la part du soliste et de l’orchestre dans un concerto » (Massin, p. 633), a été finie à la dernière minute. D’après le compositeur Ferdinand Ries, élève et ami de Beethoven, la sonate était à ce moment-là dédiée à Bridgetower (Massin, p. 634).

Le début de la partition de la sonate op. 47, source : opusklassiek.nl

En tête de la partition, est écrit de la main de Beethoven : Adagio sonata mulattica Composta per il Mulatto Brischdauer, gran pazzo e compositore mulattico (sonate « mulâtre » composée pour le « mulâtre » Bridgetower, grand fou et grand compositeur « mulâtre »).

Séverine Kodjo-Grandvaux, Kidi Bebey, Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 25 mars 2017
George Bridgetower en 1800 par un artiste inconnu, commons.wikimedia.org

Pourquoi la Sonata mulattica est rebaptisée Sonate à Kreutzer ? Une remarque déplacée de Bridgetower à propos de Giulietta Guicciardi, la fille de la comtesse Deym que Beethoven adule – il lui a dédié la Sonate au clair de lune – a conduit l’Allemand à se fâcher contre le Polonais : tel est le scénario développé par Emmanuel Dongola.

Aux pages 308 et 309 de son Guide de la musique de Beethoven, publié chez Fayard, Élisabeth Brisson relate cet épisode, soulignant la dimension opportuniste de la conduite du compositeur. Entendez, le prétexte de la brouille avec Bridgetower.


Car si Rodolphe Kreutzer est aussi un violoniste virtuose, Beethoven espérait s’attirer ses bonnes grâces, afin d’atteindre le premier consul Bonaparte dont Kreutzer était proche. Le calcul ne porta pas fruit. Et Rodolphe Kreutzer n’interpréta jamais la composition qu’il jugeait « inintelligible » pour le public (Massin, p. 634).

 


L’article consacré à George Bridgetower dans le Dictionnaire biographique des musiciens de Théodore Baker et Nicolas Slonimsky apprend ceci : Il est l’élève de Giornovichi ; très jeune, il part pour l’Angleterre et entre au service du prince de Galles. En 1791, à l’âge de treize ans, il est engagé dans l’Orchestre des Haydn-Salomon Concerts de Londres. En 1811, il reçoit le titre de Bachelor of Music de l’Université de Cambridge. Entre 1829 environ et 1843, il réside principalement à Paris et à Rome, puis il retourne en Angleterre, où il se marie et s’installe dans le Surrey.

 

Séverine Kodjo-Grandvaux, Kidi Bebey, Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 2017

Revenons à Emmanuel Dongala. Après avoir entendu évoquer l’existence de George Bridgetower à la radio, il s’est demandé : quelle est l’histoire du Métis sans qui une des plus célèbres sonates de Beethoven n’existerait pas ? Ce jeune garçon qui joue avec succès dans les salles comme celles du palais des Tuileries et du Concert Spirituel? Et dont un compte rendu de la revue du Mercure de France dit : « Son talent, aussi vrai que précoce, est une des meilleures réponses que l’on puisse faire aux philosophes qui veulent priver ceux de sa Nation & de sa couleur, de la faculté de se distinguer dans les Arts » (p. 129).

Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 25 mars 2017

C’est moins en biographe, qu’en écrivain érudit qu’Emmanuel Dongola redonne corps, de la surface jusqu’aux tripes aux Noirs fantômes dans un triptyque dont chaque partie porte le nom d’une capitale : Paris, 1789 ; Londres, 1789 ; Vienne, 1803. Avec une écriture d’une simplicité documentée, il restitue l’atmosphère spécifique des étapes déterminantes de la carrière précoce du virtuose qui ressemble, du moins au début, à un périple aussi musical qu’aventureux.

Séverine Kodjo-Grandvaux, Kidi Bebey, Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 25 mars 2017

Le petit George a neuf ans, lorsque, venant de Bruxelles, il débarque, en avril 1789, en pleine agitation révolutionnaire, à Paris, avec son père : Frederick de Augustus Bridgetower, un homme libre, fils d’affranchi, auparavant page au service de la maison princière des Esterhazy. Frederick de Augustus s’invente des titres et s’habille de façon « orientale » afin de se faire passer tantôt pour un prince d’Abyssinie, tantôt pour un Turc. Son objectif : lancer la carrière de son fils et assurer sa propre fortune, en dépit de l’atmosphère insurrectionnelle. Frederick de Augustus a veillé à éduquer ce dernier à la dure, sur le modèle de Leopold Mozart avec son fils Amadeus. Le duo père-fils est une des réussites du roman qui exploite la complexité des liens affectifs, les différences de parcours et de perception du monde, les rêves, ambitions et blessures de chacun pour brosser un tableau soigné de l’Ancien régime.

Emmanuel Dongala présentant La Sonate à Bridgetower au salon du livre de Paris, 25 mars 2017

Au jeune virtuose, le prince Karl Lichnowsky dit : « Paris vous a révélé, Londres vous a consacré, Vienne vous apportera la gloire » (p. 277). Le comportement de George Bridgetower ressemble à celui du chevalier de Saint-George. Ces artistes métis, qui ont reçu une éducation élitiste, cherchent, au milieu d’une société foncièrement inégalitaire, au fond, féodale à bien des égards, et dont la mentalité méprise le Noir, la protection aristocratique qui leur permettra de déployer leurs talents. Ainsi, George aspirera-t-il à devenir le protégé du prince de Galles.

Affiche d’un concert de George Bridgetower en 1796, British Library, commons.wikimedia.org

Frederick de Augustus a une toute autre trajectoire. Il a connu la colonie et la survie dans les bas-fonds de Londres. C’est un caractère ambigu, joueur, buveur et perspicace, fier et convaincu de sa valeur, en fait, ingénu (étymologiquement né libre) au point de se croire différent des Noirs ordinaires, c’est-à-dire dispensé, sur le sol français, du port obligatoire de la cartouche, le certificat attestant de leur identité, sous peine d’être déportés aux colonies d’où ils sont supposés venir (p. 132).

Emmanuel Dongala dédicaçant La Sonate à Bridgetower au salon du livre de Paris, 25 mars 2017

La vision de la réalité sociopolitique de Frederick de Augustus a, notamment, ça d’intéressant, qu’il est né à la Barbade, sous domination anglaise, où les captifs, réduits en esclavages, sont Noirs, mais également Blancs : des Irlandais dont le sort dans les plantations de tabac est parfois pire que celui de leurs semblables d’origine africaine qui ont plus de valeur marchande. Frederick de Augustus est aussi l’époux d’une Polonaise blanche vivant à Dresde avec le second fils qu’elle lui a donné. Cette situation est inimaginable pour les deux illustres métis qu’il rencontre : le chevalier de Saint-George, musicien, maître de musique de la reine Marie-Antoinette et de Thomas Alexandre Dumas, père du romancier français Alexandre Dumas.

Chevalier de Saint-George par Alexandre-Auguste Robineau, 1787, commons.wikimedia.org
Thomas Alexandre Dumas par Olivier Pichat, après 1883, Musée Alexandre Dumas, Villers-Cotterëts, commons.wikimedia.org

Ces « Mulâtres » issus de la noblesse française, nés de l’union forcée entre une esclave et son maître, peuvent fréquenter des Blanches, non les épouser (l’arrêt du Conseil d’État du 5 avril 1778 interdit les mariages mixtes). En outre, Saint-George et Dumas sont tenus de porter le cartouche.

Bridgetower père et fils croisent également Nicolas de Condorcet, Olympe de Gouge, Théroigne de Méricourt, Camille Desmoulins, Joseph Haydn (dont George Bridgetower a été l’élève), Rodolphe Kreuzer, Joseph-Louis Lagrange, Antoine Lavoisier, Thomas Jefferson et son esclave noire… Ce ne sont que quelques noms parmi la liste des personnalités qui apparaissent dans les salons et les cercles huppés et disparaissent aussi sous le couperet de la Révolution française.

Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 25 mars 2017

À la fin du roman, Emmanuel Dongala témoigne aussi sa gratitude à Étienne Pfender, violoniste, depuis 1982, à l’Orchestre de Paris, dont les connaissances, ainsi que les commentaires sur le manuscrit, ont contribué à l’exactitude musicologique du récit qui dépeint les espoirs, rigidités et contradictions de trois capitales en s’attachant aux contrastes politiques, aux conditions sociales du peuple, à l’essor du féminisme et des mouvements abolitionnistes et, bien sûr, à la situation des Noirs libres, affranchis ou esclaves qu’on trouve dans les villes et les ports où ils partagent souvent le sort du prolétariat, ainsi que dans les cours, les châteaux et les hôtels particuliers, la mode, le chic ou le prestige prescrivant d’avoir des Africains à son service. De cette proximité naissent des enfants censés ne pas exister et que les rumeurs racontent…

Ignatius Sancho peint en 1768 par Thomas Gainsborough, National Gallery of Canada, commons.wikimedia.org
Olaudah Equiano connu sous le nom de Gustavus Vassa, 1789, commons.wikimedia.org

Encore trois noms à citer : l’esclave affranchi et écrivain abolitionniste anglais Olaudah Equiano (1745–1797) ; l’écrivain, compositeur anglais Ignatius Sancho (1729–1780) ; l’esclave Angelo Soliman (vers 1721–1796), victime de la traite arabo-musulmane, ami de l’empereur Joseph II, et qui épousa la sœur du général Kellermann et fut vice-maître de cérémonie de la loge maçonnique viennoise (Soliman apparaît dans le roman de Robert Musil L’Homme sans qualités).

Angelo Soliman, gravure de Gottfried Haid d’après une œuvre de Johann Nepomuk Steiner, vers 1750, commons.wikimedia.org

Equiano, Sancho, Soliman, trois figures remarquables dont les destins permettent à Emmanuel Dongala de, finement, présenter le ratage éthique d’un siècle qui ne fut pas, pour tous, le Siècle des Lumières. Trop de philosophes et de penseurs se sont tus ou ont produit des assertions conformes à la mentalité dominante, combattue, certes, par une minorité dans l’élite (Condorcet, p. 107) ou le peuple, en vertu des croyances religieuses ou au nom des principes égalitaires des droits de l’homme. Rappelons les vœux de Champagney, un village de Haute-Saône ! 

Article 29 du cahier de doléances des habitants de Champagney qui, en 1789, demande l’abolition de l’esclavage des Noirs

« Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur, en se représentant leurs semblables, unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que ne le sont des bêtes de somme… »

La Sonate à Bridgetower met en évidence les paradoxes d’un siècle conceptualisant une passion prométhéenne de la Raison empreinte d’orgueil ou d’hybris qui constitue le germe de la théorisation de la condition humaine à deux vitesses que va développer, au XIXe siècle, une abondante littérature captive de la conviction que l’infériorisation a priori de certains êtres humains est une donnée objective. La justification intellectuelle d’un tel stock de violences dans les rapports sociaux a pour conséquence d’alimenter la croyance que les hommes sont naturellement violents. De nombreux champs cognitifs sont toujours encombrés par l’idéologie raciste et ses présupposés inégalitaires construits de toutes pièces afin de légitimer la dynamique d’hégémonie occidentale. Un impérialisme qui, sous couvert de mission civilisatrice, est une entreprise capitaliste d’exploitation des populations et de l’environnement naturel. En tant qu’héritiers volontaires ou non de cet état de fait, nous avons à nous dé-fasciner d’une représentation périmée du monde qui privilégie l’avoir et la quantité au détriment de l’être et la qualité. Il y va de l’avenir de notre espèce de rejeter ce conditionnement et de nous offrir d’autres imaginaires, d’autres destins de pensée dessinant d’autres chemins de solidarité avec l’humain et la nature.

Emmanuel Dongala, salon du livre de Paris, 25 mars 2017

Emmanuel Dongala était professeur de chimie à Brazzaville au Congo quand la guerre le conduit à s’exiler aux États-Unis où il a enseigné au Bard College, comme l’écrivain Philip Roth. Il est auteur de romans, de pièces de théâtre et de nouvelles. Comme Photo de groupe au bord du fleuve, La Sonate à Bridgetower est éditée par Actes Sud.

La Sonate dite à Kreutzer interprétée par le pianiste Lambert Orkis Zohari et par une enfant prodige découverte par Herbert von Karajan : la violoniste Anne-Sophie Mutter.

Robert Nathaniel Dett (1882–1943)

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, pour ne pas en finir avec les talents précoces : la partie I de Magnolias, une suite de Robert Nathaniel Dett (1882–1943), un organiste, pianiste et compositeur né au Canada et qui résida au États-Unis. Lors d’un séjour en France, il suivit les cours de Nadia Boulanger au Conservatoire américain de Fontainebleau. Le travail de Robert Nathaniel Dett a la particularité de mêler à la musique classique européenne des motifs et des rythmes de la musique religieuse afro-américaine ou negro spiritual.