Pâques à Paris éclairé par la poésie Guillaume Apollinaire

06/08/2017

By Christophe-Géraldine Métral

La belle dame fée et le pont Mirabeau

Cher tout le monde, femme, hommes et tant d’autre, depuis l’enfance, le pont Mirabeau – tant la construction que la poésie du même nom – m’est cher. Voici pourquoi :

Alexander Roslin (1718–1793), Portrait du baron Thure Leonard Klinkowström, commons.wikimedia.org

Le père pâle a dit qu’il fera chaud au printemps. La date approche et tout le monde discute des températures négatives. Le froid est pire que certains jours de l’hiver. Est-ce ça l’histoire de la demi-saison ? J’ai oublié d’interroger monsieur ou madame Van Deck parce que, dans la chose météo, seul me touche Vent d’Est. Ce ne sont pas les anges qui ont fait monter notre petit bébé perdu du cimetière au paradis. Monsieur Andersen a écrit que Vent d’Est transporte les gens dans le jardin du paradis où ils sont pour toujours heureux.

Une nuit, il neige. J’ai déjà souvent lu la neige. Monsieur Andersen a écrit qu’elle est blanche comme la robe d’un ange. C’est autre chose de la voir. Au réveil, elle triomphe. C’est éblouissant ! À croire que les elfes de la nature ont travaillé à tout couvrir de fleurs de coton. Enthousiaste, j’ouvre la porte-fenêtre du balcon et m’élance en pyjama et pieds nus. Sans imaginer, misère, la brûlure du froid ! Si le spectacle est admirable côté jardin, côté rue, avec le sel jeté partout, l’affaire blanche se change en une boue crasseuse et glissante. Puis une petite hausse de température fait disparaître la saleté.

Y a plus de saisons ! Voilà ce que les gens répètent en se disputant sur la chose qui tombe du ciel : neige ou – je découvre le mot – giboulées ? J’ai tranché : c’est kiff-kiff glacial. Mais pas grave. La mère absente, qui toujours veut être ailleurs, est gaie. Son attitude renouvelée et pétillante remplace le printemps invisible depuis que le père pâle a annoncé :
— Pour les vacances de Pâques, nous allons à Paris.
Pâques à Paris ! Mon désir abandonné ressuscite et mon cœur bondit. Cette fois, je n’ai pas à contenir l’émotion :
— On ira voir la tour Eiffel ?
— C’est la première chose qu’on fera.
C’est trop loin Pâques à Paris. Pour moi et pour la mère absente ! Elle y est déjà avec les disques de chansons en français qu’elle chante à pleine gorge. Toujours les mêmes : j’ai deux amours, mon pays et Paris, par eux toujours mon cœur est ravi, puis quand il me prend dans ses bras, je vois la vie en rose, et encore ma plus belle histoire d’amour, c’est vous. Elle ne brûle plus un petit peu le repas. Devant les casseroles qui bruissent sur la cuisinière, elle reste à se balancer et son fredonnement lamente : il n’y a plus d’après, à Saint-Germain-des-Prés, plus d’après-demain, plus d’après-midi, il n’y a qu’aujourd’hui… Quand on mange à deux, elle a bon appétit et elle sert aussi l’histoire illustre de Paris, de la pieuse Geneviève qui vivait dans la dévotion de Dieu et, lors de l’invasion de l’armée des Huns, a dit aux Parisiens apeurés de ne pas quitter leur cité et de prier Dieu de la sauver de l’ennemi. Les prières ont été exaucées et c’est ainsi que la pieuse Geneviève est devenue la sainte patronne de la plus belle ville du monde.
Deux grandes valises grises sont apparues. L’une neuve et l’autre pas. La mère absente, devant sa garde-robe, passe un temps fou à hésiter, beaucoup mettre ses plus belles tenues dans les bagages et un peu les enlever, sinon, impossible de les fermer. Dans l’inconnue de la météo, elle dit, mieux vaut prévoir. Mais les bottes et les chaussures sont lourdes et prennent de la place, alors, il faut faire un choix judicieux, la part entre le confort et le chic obligé. À Paris, impensable de n’être pas classe !
La mère absente m’emmène faire du shopping. Elle fouille les rayons et répète, toutes les cinq minutes, que n’être pas impeccable est une faute de goût impardonnable à Paris ! Je me contente d’essayer, c’est elle qui choisit telle robe-chasuble chaude avec ce col roulé. Mais tout est beau, c’est Pâques à Paris ! Elle achète un tas de choses ravissantes pour elle dans son grand magasin préféré, celui où j’ai fait une photo avec saint Nicolas, assis sur un trône imposant, avec son costume d’évêque, sa mitre et sa crosse dorées. Chaque fois que la mère absente sort de la cabine, la vendeuse s’extasie. Le soir, elle montre les nouveautés au père pâle et demande ce qui est mieux, ça ou ça, ce pull ou celui-là, d’une voix spacieuse dans laquelle l’époux a la liberté amoureuse de s’émerveiller, tout ce qu’elle enfile lui va : elle est superbe.

Frans Van Mieris de Oudere (1635-1681), Woman Writing a Letter, wikioo.org

Il fait polaire, mais quelle importance, on prend un taxi, puis un train jusqu’à la gare du Midi de Bruxelles où on change de quai. Le TEE Étoile du Nord, le père pâle a dit, c’est un train rapide, le voyage ne dure que deux heures quarante-cinq. J’ai l’impression que ça traîne, je rêve de chausser des bottes de sept lieues ou d’avoir un coffre volant. C’est plus long que la traversée de l’Atlantique en avion. L’impatience dévore aussi la mère absente qui n’en finit pas de consulter sa montre et d’ouvrir le petit bagage beige rempli de maquillage et de parfums qu’elle appelle beauty-case, pour en sortir un miroir rond qu’elle balade de tous les côtés de sa coiffure sculptée à la façon des Supremes, les trois Américaines qui chantent Baby love, my baby love. Il faut vérifier que tout est O.K., que tient bien le travail d’artiste, dont le volume sur le haut du crâne rappelle la bosse du Boeing 747. Ce n’est pas une coiffure pratique, mais débarquer à Paris avec une coiffure pratique, c’est manquer à l’étiquette ! Elle a prévu une perruque au cas où une averse malveillante l’attaquerait. La mère absente et ses cousines haïtiennes parlent de la pluie comme d’un ennemi sournois qui les vise en particulier, à croire que l’eau du ciel ne douche pas les autres têtes. Le temps clair en cette mi-journée n’est gage de pas grand-chose. Elle étudie avec crainte le haut de la vitre où le firmament n’est pas céleste, mais résidence des saboteurs invisibles qui pourraient ruiner la sculpture de ses cheveux, digne des stars du magazine Ciné-Revue, avec des boucles partout, maintenues par des épingles. Et la frange et les accroche-cœurs au niveau des pommettes font que de la bouche du père pâle coulent les compliments comme l’eau d’un robinet cassé.
Arrivé à Paris, la créature, qui descend du train, n’est pas la mère absente, mais une belle dame fée. Le pouvoir rapide de l’Étoile du Nord l’a délivrée du sortilège de la petite ville minière. Marcher ? Non, elle danse d’un pas accordé à une élégance encore plus époustouflante que d’habitude. On m’aurait dit ça hier, je ne l’aurais pas cru, mais à Paris, tout est possible ! La belle dame fée triomphante fend la foule, avance, rayonnante, sûre d’elle, de son chic fée, son sac à main à l’épaule, coincé sous l’avant-bras et le petit beauty-case beige qui lui pend au bout d’une main. L’autre main, après avoir sorti de la poche de son manteau une immense paire de lunettes de soleil, oscille dans la grâce fée. Les regards admiratifs convergent sur elle, qui demandent : est-ce une Américaine ? Une vedette de cinéma ? Une chanteuse de musique soul ? Une danseuse de Broadway ? Je marche à côté du père pâle qui, encombré de nos deux lourdes valises, peine à la suivre. Personne ne nous remarque. Ne fait le lien entre le porteur de valises, l’enfant silencieuse et la belle dame fée ravie avec ses cheveux sculptés et son petit beauty-case beige. Elle connaît le chemin. Elle et le père pâle sont déjà venus à Paris. La première fois, c’était pour leur voyage de noces. Elle finit pourtant par s’arrêter. C’est ensemble que nous nous dirigeons vers la station de taxis.

Johannes Vermeer, vers 1665, Jeune femme écrivant une lettre,
National Gallery of Art, Washington, commons.wikimedia.org

Après avoir déposé les bagages et mangé un bout à l’hôtel, comme promis, la première chose qu’on fait est d’aller à la tour Eiffel. Aussitôt que du taxi, j’aperçois, par-dessus les toits, sa pointe dressée dans le ciel gris-blanc, c’est l’ébahissement. Mon cœur cogne. Les battements s’accélèrent au fur et à mesure qu’on approche. Au détour d’une avenue, j’en perds la respiration, elle est presque entière. Et entièrement incroyable. C’est vrai, c’est vraiment la plus belle tour du monde ! Pas un bâtiment ancien en pierre comme ceux qui défilent derrière la vitre, non, une merveille métallique comme je n’en ai jamais vu. Elle paraît avoir été construite hier, elle est si neuve, si moderne.

Après la visite du premier étage de la fabuleuse tour, on prend des photos. Pas longtemps. Il fait froid, sur le Champ de Mars. Puis, la belle dame fée, avec des yeux étincelants, propose d’aller voir le pont Mirabeau. À son ton, j’imagine un pont superbe. On longe les quais du fleuve dont à propos du nom, je demande :
— Comme une scène de théâtre ?
Le père pâle épelle S-e-i-n-e.
Le pont Mirabeau m’apparaît décevant. Sauf que la vue dégagée transporte la belle dame fée. Elle a le pas de l’envol radieux. Elle rit. Elle respire. Ouvre les bras à la joie. Tournoie. Étourdie. C’est un papillon. Le seul papillon qui ose affronter le froid. Mais le froid de Pâques à Paris n’est pas du froid, c’est la vie enthousiaste. Le père pâle fait des photos d’elle et de moi au milieu du pont. Puis, il s’éloigne vers le quai par lequel on est arrivé. Je reste, le long de la balustrade, à côté de la belle dame fée, tandis qu’il photographie les péniches amarrées et sur le fleuve. Le fleuve qui passe. Passe…
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure 

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 Passent les jours et passent les semaines
Ni le temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
La belle dame fée s’arrête de réciter. Ses bras quittent le mouvement dont la grâce honorait la poésie.
Une voix grave dit :
— Moi aussi, j’apprécie Guillaume Apollinaire.
Un homme distingué avec un manteau couleur poil de chameau ôte son chapeau brun :
— Permettez-moi de vous remercier de votre grâce si apollinienne et de vous souhaiter, chère Madame, une exquise fin de journée.
Charmée, la belle dame fée répond :
— Comme c’est aimable, Monsieur. Je vous souhaite également une excellente fin de journée.

Extrait de la fiction intitulée La Fée fêlée et la petite chose noire.

On se quitte, en beauté sensible, avec le poème de Guillaume Apollinaire : Le pont Mirabeau chanté par l’acteur, chanteur écrivain français Serge Reggiani.

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