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L’Après-midi d’un faune

Faune ou le Dieu de la Forêt, Janine Janet (1913-2000), 1956, musée de la Chasse et de la Nature, Paris

Autour de L’aprèsmidi d’un faune : églogue de Stéphane Mallarmé

Stéphane Mallarmé, Dessin tiré de l’ouvrage L’Après-midi d’un faune (1876), opuscule de poésie par Mallarmé, commons.wikimedia.org

LE FAVNE
Ces nymphes, je les veux perpétuer.

Si clair,
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.

Aimai-je un rêve ?

Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses —

Réfléchissons…

ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison ?
Que non ! par l’immobile et lasse pamoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel.

Ô bords siciliens d’un calme marécage
Qu’à l’envi des soleils ma vanité saccage,
Tacites sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ
» Que je coupais ici les creux roseaux domptés
» Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines
» Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
» Ondoie une blancheur animale au repos :
» Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux,
» Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve
» Ou plonge…
Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.

Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue :
Qui, détournant à soi le trouble de la joue,
Rêve, en un long solo, que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;
Et de faire aussi haut que l’amour se module
Évanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et, par d’idolâtres peintures,
À leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

Ô nymphes, regonflons des souvenirs divers.
» Mon œil, trouant les joncs, dardait chaque encolure
» Immortelle, qui noie en l’onde sa brûlure
» Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;
» Et le splendide bain de cheveux disparaît
» Dans les clartés et les frissons, ô pierreries !
» J’accours ; quand, à mes pieds, s’entrejoignent (meurtries
» De la langueur goûtée à ce mal d’être deux)
» Des dormeuses parmi leurs seuls bras hazardeux :
» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
» À ce massif, haï par l’ombrage frivole,
» De roses tarissant tout parfum au soleil,
» Où notre ébat au jour consumé soit pareil.
Je t’adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.
» Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
» Traîtresses, divisé la touffe échevelée
» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée ;
» Car, à peine j’allais cacher un rire ardent
» Sous les replis heureux d’une seule (gardant
» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume
» Se teignît à l’émoi de sa sœur qui s’allume,
» La petite, naïve et ne rougissant pas 🙂
» Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
» Cette proie, à jamais ingrate, se délivre
» Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre.

Tant pis ! vers le bonheur d’autres m’entraîneront
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :
Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.
Je tiens la reine !

Ô sûr châtiment…

Non, mais l’âme

De paroles vacante et ce corps allourdi
Tard succombent au fier silence de midi :
Sans plus il faut dormir en l’oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j’aime
Ouvrir ma bouche à l’astre efficace des vins !

Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.

Édouard Manet, illustration issue de gravure sur bois pour l’opuscule poétique L’Après-midi d’un faune d’e Stéphane Mallarmé, commons.wikimedia.org

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, L’Après-midi d’un faune est une églogue (un poème en cent dix alexandrins) du poète français Stéphane Mallarmé, publié en 1876 chez Alphonse Derenne à Paris, avec des illustrations issues de gravures sur bois d’Édouard Manet.

Stéphane Mallarmé peint par Édouard Manet, 1876, commons.wikimedia.org

En vers oniriques, imagés, ésotériques, visionnaires et sensuels d’une musicalité novatrice, un faune monologue dans la chaleur d’un après-midi propice à la sublimation des songes qui prennent corps à la faveur du pouvoir magique de sa flûte. Les symboles sont : le miroir comme frontière entre le réel et le rêve, le dedans et le dehors, la conscience et l’inconscient ; les raisins de la pure ivresse dionysiaque ; la grenade rouge figurant la jouissance sexuelle. L’article  du critique littéraire français Albert Thibaudet (ici), écrit en 1926, éclaire la compréhension de l’œuvre.

Claude Debussy en 1908, par Félix Nadar, commons.wikimedia.org

Le poème L’Après-midi d’un faune est un lieu fantastique d’accélération de la création artistique. Mallarmé avait demandé au compositeur français Claude Debussy, qui l’admirait, de créer une musique de scène, un morceau pouvant accompagner la récitation théâtrale de son poème. Le projet n’aboutit pas. Mais entre 1892 et 1894, Debussy composa le Prélude à l’après-midi d’un faune (sous-titré Églogue pour orchestre d’après Stéphane Mallarmé), une œuvre symphonique dans laquelle le compositeur désirait : « sacrifier l’action dramatique à l’expression d’une longue exploration de sentiments intérieurs » (Claude Debussy, Edward Lockspeiser, Harry Halbreich, éditions Fayard, p. 195).

Le critique musical anglais Edward Lockspeiser et le professeur d’analyse musicale Harry Halbreich qualifient le séisme esthétique en ces termes : […] il s’est produit avec l’Après-Midi quelque chose d’irréversible. Quelque chose s’est brisé ; quelque chose s’est désintégré. Pour la première fois dans la musique moderne, les thèmes ne sont pas développés. À peine exposés, ils fusionnent avec d’autres thèmes, modulent, changent de caractère, ou disparaissent en s’émiettant. Sur une durée de 108 mesures seulement l’ambiguïté tonale est constante. Certes, le compositeur obtient la cohérence en maintenant un centre tonal sous-jacent, mais l’impression de fluidité harmonique est telle qu’un maximum de liberté est laissé au mouvement de chaque partie. Merveilleuse trouvaille : l’œuvre se conclut non par une réexposition de l’arabesque initiale, mais par un simple fragment de ladite arabesque, maintenant située dans une nouvelle perspective harmonique, ce qui crée l’illusion de l’inachèvement. (p. 199-200)

Vaslav Nijinski pour le ballet L’Après-midi d’un faune, dessiné par Léon Bakst, commons.wikimedia.org

En 1912, les Ballets russes de Serge de Diaghilev à Paris créent, au Théâtre du Châtelet, L’Après-midi d’un faune sur la musique de Claude Debussy.

Vaslav Nijinsky dans l’Après-midi d’un faune
Ballet de Vaslav Nijinsky
Création des ballets russes de Serge Diaghilev
au Théâtre du Chatelet en 1912, commons.wikimedia.org

Ce ballet en un acte est la première chorégraphie du danseur et chorégraphe russe d’origine polonaise Vaslav Nijinski qui lui aussi révolutionne son art : il conçoit un ballet conçu comme une frise, n’autorisant que les mouvements linéaires d’un espace sans profondeur dans lequel il s’agit de se déplacer les jambes et la tête de profil et le buste de face. La gestuelle terrienne, qui incarne l’animalité du faune, lui a été inspirée par des poteries de l’art hellénique du musée du Louvre (les vases grecs à figures rouges, dont le motif est peint en rouge sur un fond noir). L’esthétique saccadée, anguleuse, ancrée au sol, qu’imagine Nijinski rompt avec les techniques et les canons aériens du ballet classique.

Faune ou le Dieu de la Forêt, Janine Janet (1913-2000), 1956, musée de la Chasse et de la Nature, Paris

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Faune chez les Romains ou Pan chez les Grecs est le dieu de la nature, des bergers et des troupeaux. Habitant la montagne d’Arcadie, il était rieur, danseur et joueur et avait un désir insatiable de nymphes et de jeunes garçons. Le Dictionnaire des symboles chez Robert Laffont et l’Encyclopédie des symboles de La Pochothèque s’accordent là-dessus :  Pan en grec signifie tout, parce que tous lui ressemblent dans une certaine mesure par leur avidité qui est une nature universelle, comme l’énergie même du cours de la vie. La légende le dit velu, pourvu de pattes et de cornes de bouc, tenant une houlette et capable de paralyser, frapper de terreur (panique) qui dérange son repos pendant les grosses chaleurs. En fait troubler l’esprit et affoler les sens. Son instrument, la flûte, est aussi appelé syrinx du nom de la nymphe qui s’est dérobée à ses assiduités, en se transformant en roseau. Soit que le vent ait fait chanter le roseau, soit que Pan regrettât la voix de la nymphe, le dieu lia ensemble sept tiges de longueur inégale et se fabriqua un instrument de musique : la flûte de Pan.

Voici un court film restauré de trois minutes montrant Nijinski interprétant son ballet et une vidéo du Prélude à l’après-midi d’un faune par le Boston Symphony Orchestra dirigé par Leonard Bernstein.

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