entretien compris

Le Sabot revue littéraire de sabotage

Parution du premier numéro

Le Sabot, premier numéro de la revue littéraire de sabotage, septembre 2017, le-sabot.fr

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, c’est chez l’écrivain Marcel Moreau que j’ai fait la connaissance d’Antoine Jobard, le rédacteur en chef d’un tout nouveau trimestriel Le Sabot.

Marcel Moreau et Antoine Jobard photographiés par Pete Hawk

Antoine Jobard a soutenu, en septembre 2016, une thèse de doctorat en Littératures françaises intitulée : Poétique du vivant et du mythe chez Marcel Moreau. La voix de l’Étrangeté : de l’organique au mythologique.

Dessin de Friedrich Nietzsche au mur de l’espace de la revue aux Grands Voisins, près du métro Denfert-Rochereau

L’épigraphe de cette étude magistrale est tirée d’Humain, trop Humain. Un livre pour esprits libres du philosophe Friedrich Nietzsche : « Je juge un homme ou un peuple, d’après la somme d’instincts redoutables qu’il peut déchaîner en lui-même sans en périr, en les utilisant au contraire à son profit, pour fructifier en actes et en œuvres. »

Après avoir quitté Marcel Moreau, Antoine Jobard m’a accordé un entretien, à deux pas du métro Denfert-Rochereau, dans l’espace convivial de partages multiformes des Grands Voisins, l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul transformé en pépinière de solidarités associatives, entrepreneuriales, artistiques, etc., dans laquelle ce grand amoureux de la langue est… ben oui, écrivain public !

Pancarte d’écrivain public d’Antoine Jobard aux Grands Voisins

Pourquoi le sabot ?
Parce qu’il s’agit, pour les rédacteurs de la revue, de montrer qu’aujourd’hui, du point de vue de la langue ou de la dimension linguistique, on est constamment saboté par la rhétorique dominante, leurs langages publicitaires, politiques, médiatiques… opposés en tout aux langages poétiques. Et ce sabotage a des effets purement négatifs sur une pensée. Son action vise à toujours plus rétrécir l’imagination pour vendre une soupe, une lessive, un candidat, etc. ou nous éloigner un peu plus du réel, nous rendre plus passifs. Dès qu’on allume la télé, on est saboté. Avec les slogans publicitaires ou politiques, on est saboté…

Pouvez-vous donner un exemple ?
Il y a beaucoup d’exemples édifiants dans les éléments de langage, dans les langues de bois. Ils sont devenus assez classiques. On vit avec ces formules de façon naturelle, aujourd’hui. Quand, après des bombardements de l’armée, on parle de « dommages collatéraux », dans les faits, ça veut dire des morts civils… Ces expressions nous détournent vraiment du réel, de sorte que, lorsque ce réel se presse à notre porte, on le trouve violent : on a l’impression qu’il survient de nulle part… Alors que si, on était bien au courant, mais les langages médiatiques ou politiques utilisés pour le qualifier ont complètement euphémisé tout ça, atténué notre perception du réel… Qu’est-ce que ces gens qui fuient la guerre quand la guerre n’est plus les tragédies de morts aveugles mais quelques dommages collatéraux ?

Pour la revue Le Sabot la poésie, la réflexion et le rire grippe la mécanique de l’appauvrissement systémique de la langue

Autre constat : j’ai une formation littéraire et nombre de personnes qui ont ce type de formation travaillent à renforcer le pouvoir de ces langages publicitaires, médiatiques et politiques. Ils mettent leurs compétences verbales au service de ce sabotage négatif de l’être humain. Le secteur de la communication s’étend à tout, embauche partout, et quand il faut payer un loyer… Mais ce qu’on appelle généralement la « communication » consiste à instrumentaliser la langue afin de détourner l’esprit de la réalité. Dès lors, des gens qui ont une formation très intéressante vont avoir comme tâche de vider les mots de leur sens, les détourner de leurs fonctions premières.

Ceux qui ont été formés à apprécier à la richesse de la langue ont un quotidien de fabricateurs de son appauvrissement ?
Ils sont complètement sabotés ! Sabotés dans leur rapport à la vie professionnelle et, en définitive, aux autres. J’ai vu pas mal de gens, des littéraires de ma génération devenir cyniques, un peu malgré eux… Voilà, il faut manger, quoi ! Du coup, ils vont utiliser – comme le fait la publicité depuis longtemps – des mots très importants tels que bonheur, liberté, joie pour parler de choses plutôt basses… ou marchandes. Condenser des idées majeures en effaçant leurs complexités… ils font du photoshop verbal !

Frantz Fanon: « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. », dessin dans l’espace de la revue Le Sabot, Les Grands Voisins

Plutôt que d’accepter ce sabotage qui rétrécit notre champ de vision et nos champs de pensée et des possibles, notre revue entend récupérer le terme sabotage qui est d’abord une action de solidarité. C’est un mot né au XIXe siècle quand l’ouvrier n’avait pas le droit de grève.

C’est la réponse des prolétaires à l’abus de pouvoir ?
Oui, le seul moyen d’arrêter le travail pour pouvoir discuter avec le patron, c’est-à-dire équilibrer le rapport de forces, était de saboter les machines.

La revue Le Sabot ou la réaffirmation du sens originel du sabotage

L’image est clairement un sabot, donc la chaussure de l’ouvrier placée dans la machine afin de la bloquer. Il s’agit d’un acte clandestin, on n’en connaît pas l’auteur et il interrompt le travail, obligeant le patron au dialogue avec les ouvriers. Il faut se réapproprier ce geste-là, puisque le capitalisme est un système terriblement efficace dans la récupération des meilleures idées et conduites de l’homme pour les réduire à leur dimension marchande. Il faut à notre tour récupérer ce terme de sabotage par la littérature, les différentes formes d’art, notamment les arts graphiques, par l’humour et le rire, augmenter le pouvoir de saboter à notre tour le système, montrer le ridicule de ces éléments de langage et de toutes les novlangues qui ont complètement infiltré le quotidien.

Dans le bureau de la revue Le Sabot aux Grands Voisins

La revue Le Sabot veut se moquer de ça et surtout proposer de vrais éléments de pensée, de vrais outils de réflexion qui vont fissurer ces œillères que l’on essaye de nous imposer, de nous forcer à porter histoire de ne pas voir la violence du système néolibéral, et plus généralement, de l’homme lui-même. Mais en particulier cette violence impressionnante aujourd’hui, extrêmement souterraine : celle d’une finance toute puissante qui utilise toujours un vocabulaire se refusant à être négatif, un jargon qui va éloigner plutôt que rapprocher, qui tend à toujours détourner les mots afin de rendre l’insupportable discours inattaquable. Dès lors, notre volonté est, par la poésie notamment, de remettre un peu de réalité dans tout ça, dans le fonctionnement du monde. Nous confronter avec sa violence, sa beauté, ses noirceurs, ses complexités… Voilà ce qu’il faut défendre, déployer dans le dialogue et la parole de tous les jours.

Le premier numéro de la revue, page Facebook Le Sabot

La parution se fera à quel rythme ?
C’est une parution trimestrielle. Le numéro 1 est sorti le 15 septembre. Le deuxième numéro paraîtra en décembre et il sera thématique, comme les suivants. En décembre, le thème est Saboter le confort ! Montrer les limites du confort intellectuel et le fait que la véritable pensée est toujours une pensée en mouvement. Dès qu’il y a confort, dès qu’il y a une certitude quelque part, les choses sont faussées.

Donc la question du sens plutôt que la question de la définition ?
Oui, exactement ! Ce qui implique de mettre du vivant, du mouvant…

Le Sabot entend accueillir la complexité sociale et politique du réel

Qu’en est-il de l’équipe ?
Dans la rédaction, on est cinq, disons, assidus et, après, les portes sont ouvertes aux collaborateurs… Pour le premier numéro, on a des personnes qui font un travail important sur la question d’une défense de la langue.

Marcel Moreau et Antoine Jobard photographiés par Laurent Nalin

L’équipe des collaborateurs va de dix-huit à quatre-vingt-quatre ans, tous féroces ! Elle passe par la Belgique, l’Angleterre, la France et l’Australie. Il y a des plumes débutantes ou peu connues, il y a un écrivain avec une œuvre considérable comme Marcel Moreau ; le poète, écrivain et dramaturge Jean-Pierre Siméon qui a été le directeur du Printemps des Poètes ; Francis Combes qui a fondé la maison d’édition Le Temps des Cerises… Et puis beaucoup de dessins percutants, ainsi que de la photographie, de la satire… On a même la recette de la tarte à la crème approuvée par Noël Godin. Oui, il nous a dit que notre recette lui avait mis les doigts de pieds en bouquets de violettes ! (rires)

Logo de la revue Le Sabot, le-sabot.fr

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, je vous inviter à découvrir le site web Le Sabot revue littéraire de sabotage (cliquez ici) et sa page Facebook (ici). Cette nouvelle zone de déploiements inventifs répondant aux oppressions sociétales et aux asphyxies intellectuelles est également distribuée en librairie ; les feuilles volantes de la parution sont une invitation à les partager, personnaliser, encadrer…

Parmi les interprétations de l’hymne révolutionnaire Le Temps des Cerises, j’ai choisi celle fervente du chanteur espagnol libertaire Paco Ibáñez qui demande au public de la chanter ensemble comme une prière.