Natasha Kanapé Fontaine : de l’affirmation innue à la réconciliation de tous

10/04/2017

By Christophe-Géraldine Métral

Incandescences poétiques de la voix debout

Mon peuple est un peuple de nuages
nous ne pelletons pas l’hiver
la neige nous élève en être insurgés
raquettes aux pieds, joues saillantes
miel de sapins sur les lèvres
Bleuets et abricots (p. 39)

Performance de Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, la poétesse innue, slameuse, conférencière, comédienne, artiste peintre Natasha Kanapé Fontaine est l’auteure de trois recueils poétiques publiés chez Mémoire d’encrier : N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (2012), Manifeste Assi (2014), Bleuets et abricots (2016).

Natasha Kanapé Fontaine et le professeur Alain-G. Gagnon, Sorbonne, 28 mars 2017

C’est enchanté par le souvenir de sa rencontre, il y a deux ans à la foire du livre de Bruxelles, que je me suis rendue, le mardi 28 mars à la Sorbonne Nouvelle où l’avait invitée le professeur Alain-G. Gagnon, 10e titulaire de la chaire d’études du Québec contemporain. Natasha Kanapé Fontaine a réalisé, dans la bibliothèque Gaston Miron, une performance d’autant plus bouleversante qu’elle venait juste d’expliquer son parcours durant une conférence intitulée : Autochtonie et Résistance : retour sur le Manifeste Assi.

Natasha Kanapé Fontaine au salon du livre de Paris, 27 mars 2017

Née en 1991 à Baie-Comeau, Natasha Kanapé Fontaine est originaire de Pessamit, un territoire situé dans l’est de la péninsule du Québec-Labrador, d’où est issue l’illustre Joséphine Bacon. Elle a appris le français vers l’âge de cinq ans et a été scolarisée dans l’enseignement allochtone. À l’adolescence, elle traverse une période désolante de replis sur soi et d’angoisse…
Tourbillonne, tourbillonne
fumée s’évaporant
de ma gorge
à la goutte tombée
à l’étoile esseulée
au-dessus de Québec
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 30)

Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Quitter le milieu urbain pour la réserve, où elle renoue avec sa culture originaire, marque le début de sa renaissance. Précoce en résistance, en poésie et en politique, elle devient porte-parole de la branche québécoise du mouvement de contestation pacifique Idle No more (assez de l’inaction ou fini l’inertie) lancé en décembre 2012 par des femmes des Premières Nations.

Branche québécoise du mouvement national autochtone pacifique Idle No More, Facebook.com

La hardiesse de Natasha Kanapé Fontaine est habitée par la quête d’une authenticité indissociable des questions du territoire et des droits de l’homme. Mais bon, l’artiste qui croit que l’art n’est pas politique fera de la politique sans le savoir. J’ai le sentiment que son affirmation de soi n’est pas identitaire, au sens étriqué du terme, mais prospection du vaste vivier des cultures autochtones, à la recherche de fécondités, de fugues et de fougues qui déplient et déplacent – d’ailleurs, elle se dit métisse. En tout cas, elle est être de l’au-delà des limites. Est-ce pour ça qu’elle fait sa langue des forêts ou son miel des îles de fleurs d’or des images évoquant les appartenances qui libèrent… ?
J’écrirai un manifeste
à ta peau sombre
À ton rythme créole sous la langue
à la chanson des tambours
Manifeste Assi (p. 54)

Innu en langue innu-aimun signifie être humain. Dans Kuei, je te salue – conversation sur le racisme, le dialogue épistolaire qu’elle a entretenu avec le romancier journaliste québécois Deni Ellis Béchard, Natasha Kanapé Fontaine dit que les Innus sont un peuple calme et rieur :
Chez nous, se réjouir de voir l’autre va de soi. Il n’y a pas d’autres façons d’être. Être Innu. (p. 21)

Pareille représentation de l’humanité tend à éviter le conflit en privilégiant le respect, la contemplation, l’écoute.
Je revois encore
ta figure et tes yeux
réserves indiennes
Le territoire où j’aimais
me taire
enfouir mes doigts transis
parcourir
la souche de tes cheveux longs
mon indompté
mon farouche animal
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 21)

Chez les Innus, on ne coupe pas la parole. La coutume prescrit d’attendre que l’interlocuteur ait fini de s’exprimer pour parler à son tour. De plus, on préfère confier sa tristesse au silence plutôt qu’aux mots. Dans le calme rieur qui est l’ordinaire innu, il faut donc moins voir la vertu morale ou la qualité individuelle que loue le monde occidental, qu’un allant de soi, fruit de relations sociales privilégiant la coopération et la coexistence pacifique.
Il n’y a pas de termes
pour implorer le pardon
ta langue est humaine
elle n’est d’aucune rancune
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 51)

L’idéal collectif de quotidien paisible se retrouve dans d’autres cultures telles que celles des Menomiee (Winsconsin), des Shoshones et des Païutes (le Grand bassin des États-Unis et les Grandes Plaines), des Nez-Percés ou Nimíipuu (Idaho et Oregon)…
prends silence à tout jamais
avec moi
la liberté se tait devant
l’immense
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 30)

Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

C’est à cette aune que je mesure le jaillissement de la jeune voix noble qui s’élève et s’élance en cris de joie et de tristesse, d’amour et de doute quant à son devenir femme et Innue.
Y a-t-il personne
pour percevoir le cri du tambour
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 57)

Innue, c’est-à-dire être humain entre deux univers : la réserve autochtone et la ville allochtone, qui ne se comprennent pas assez…
Trop longtemps
j’ai porté mon canot
en des forêts citadines
mon pays m’appelle
mon pays me revient
j’achève mon exil
pour un retour
tremblant
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 44)

Quand elle murmure et tempête l’intime et les espaces nomades dans leurs superbes et leurs souffrances, elle rejette les injonctions d’être tue et les exigences, de tous bords, de manquer à soi-même et aux autres.
l’absence est à la tendresse
un bourreau
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 20)

L’impératif du silence, sur chaque rive de ses vies, n’a pas la même signification. Mais où que soit une Innue, il est lourd de morts et de malheurs, de blessures et de craintes passées et présentes.
TSHIUETIN
perpétré 

mon sort
est-il donc
déjà signé ?
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 26)

La tentation du mutisme ne serait-ce pas, au fond, la dignité dans la défaite que le système d’oppression attend de soi ?
Quel est le songe que je fais
il faut ma naissance

 le cri des outardes
quel est le songe
manifeste que je dois écrire
Manifeste Assi (p. 17)

À l’extinction polie, mieux vaut celle de la poésie qui est le chant des peuples privés de voix.
Nous brûlerons
les écoles résidences
les papiers lois

Nous incarnerons
un feu immense
Manifeste Assi (p. 64)

Ceux, dont les noms authentiques sont nombreux, ne sont qu’Autochtones dans le regard et la bouche des enfants des immigrés européens.
Pays mien a un nom plus grand
que l’Amérique
Bleuets et abricots (p. 21)

Si une colonisation n’est pas une autre, n’empêche, le destin commun des indigènes, aux quatre coins de la terre, est le lissage, par le discours dominant, de leurs réalités.
Moi
femme d’entre toutes les femmes
nation d’entre toutes les nations
je reprendrai le nom de mes ancêtres
Bleuets et abricots (p. 73)

Les indigénisés doivent porter le fardeau de la représentation fantasmatique de l’Indien — eux qui ne sont pas d’Inde, mais forcés d’être étrangers sur leur sol ancestral.
Premiers massacres de nos clans
je verse encore
les larmes du deuil
les soupirs de la honte

J’ai mémoire de la mort
embrasse le savoir sur le front
Le retour des miens guidés par les ombres
Bleuets et abricots (p. 20)

Des décennies de westerns présentent les Peuples premiers comme des sauvages simplets, des primitifs sanguinaires, des ivrognes dégénérés, des retardés folkloriques… Ces images de cinéma font partie de l’inconscient collectif. Petite, combien de fois, les ai-je regardées sans penser à mal ? Puis, à l’adolescence, j’ai commencé à trouver suspecte la docilité des « Indiennes ». Parce que je me suis identifiée à elles, les westerns ont cessé de me divertir. Peu à peu, j’ai compris que ce cinéma racontait le mensonge du mythe américain de la glorieuse conquête de l’Ouest.
Qui d’autre est capable
de provoquer l’amnésie
octroyer la carence
à ceux qu’il gouverne
Bleuets et abricots (p. 59)

Les stéréotypes ont des conséquences sordides : rien qu’au Canada, des centaines de femmes autochtones ont été assassinées ou ont disparu.

Femmes des Premières nations, Inuit et métis disparues ou retrouvées assassinées

Natasha Kanapé Fontaine, natashakanapefontaine.com

J’entends les clochers
de ta robe de poussière
ma sœur
Manifeste Assi (p. 35)

Ces féminicides ont lieu dans l’indifférence des pouvoirs publics : ils concernent des femmes pauvres, épaves invisibles pour l’imaginaire colonial.
Je me souviens
d’avoir été déshonorée
éraflée
tordue
battue
saignée
violée
Bleuets et abricots (p. 62)

N’en déplaise aux rêveurs indigénophiles, dans ces conditions-là, être Innu n’est ni romantique ni cool ! Les Innus, pour lesquels l’entraide et la solidarité sont évidence ancestrale, doivent faire face aux rejets institutionnels encourageant les attitudes individuelles bornées, contraires leurs valeurs fondamentales.
Qui d’autre sait appeler union
ce qui est discorde
pour s’arracher le premier
pour s’arracher le meilleur
des confins de toutes les colonies
Bleuets et abricots (p. 59)

Idle no more : assez de l’inaction ou fini l’inertie, commons.wikimedia.org

Il faudrait toujours souligner ces éléments : le pacifisme originel et la richesse spirituelle comme ressort d’une résistance séculaire, chaque fois qu’on mentionne les taux élevés de dépression, de suicide, de toxicomanie, d’instabilité psychique, de maltraitance…
Qui d’autre sait nommer le mensonge
pour le voiler
Bleuets et abricots (p. 60)

Il y a quelque chose de tragiquement humain dans l’agressivité retournée contre elle-même d’une population aux prises, génération après génération, avec la dissonance cognitive, l’exclusion, le bris des familles dont les enfants ont été séquestrés dans des pensionnats, les violences policières, la détention, le paternalisme, le maternalisme, la destruction de son territoire, l’injonction d’un assimilationnisme équivalant à de l’acculturation. Autant dire, une violence systémique minimisée par la majorité dominante persuadée que son mode de vie individualiste et matérialiste est innocent : la civilisation même et le progrès.
qui d’autre sait appeler croissance
ce qui est régression
construction
ce qui est destruction
les peuplades pillées à bon escient
au nom du roi et de la reine
au nom du peuple qui meurt de faim
à Paris
à Londres
à Rome
Bleuets et abricots (p. 59-60)

Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Combattre efficacement le racisme, cet outil idéologique de l’impérialisme colonial, est un chantier démocratique prioritaire. Ça suppose d’apprendre à écouter l’autre et, kuei, à le saluer dans sa langue. Car qui n’a pas éprouvé le racisme, en sa chair et en ses os, n’imagine pas à quel point il est destructeur. En prêtant corps, figure, yeux, larmes, peau, bras, pieds, ventre, voix, en incarnant la présence vraie des ignorés et relégués au bas de l’échelle, la plume de la poétesse innue fait sentir le caractère structurel et non accidentel d’un mécanisme de hiérarchisation de l’humain enraciné dans le patrimoine culturel occidental.
Les fils des peuples qu’il a asservis
ne se souviennent plus de leur nom

Je n’ai pas oublié le baiser de l’eau
neige solide et blanche
Bleuets et abricots (p. 70)

Le filtre du conditionnement social empêche de voir l’envergure des méfaits. Il agit comme un voile hors de portée du raisonnement, mais pas de la poésie qui fait entrer en résonance avec l’autre et, en restaurant l’humanité sensible de tous, instaure la sympathie indispensable à la prise de conscience que l’équilibre sociétal organise l’effacement et l’impuissance d’une partie de la population, non défavorisée, mais opprimée. Et l’état de précarité de celle-ci entretient, dans l’esprit des autres, un climat d’hostilité fort de l’illusion qu’être ligué contre l’autre rend meilleur. Dans Kuei, je te salue – conversation sur le racisme, Deni Ellis Béchard écrit :
Quand on parle de racisme et de colonialisme, le danger est de penser que les Blancs constituent un tout homogène. Nous ne l’étions pas au début de l’histoire de la colonisation en Amérique et nous ne le sommes pas davantage aujourd’hui. Nous sommes multiples (p. 25)

En quoi la paix néfaste aux Innus améliore-t-elle la condition féminine ? la cause LGBT ? la situation des Noirs ? des handicapées ? des seniors ? des vulnérables de tout poil ? En rien, quand on veut bien se rappeler que les diverses formes de rejet et de discrimination s’entre-renforcent en renforçant le pouvoir de la norme majoritaire et sa capacité à inventer de la différence sur la base de critères dérisoires, dévaloriser les qualités des uns et gratifier les démérites des autres pour asseoir un mécanisme de domination divisant la planète en pays enrichis et en pays appauvris dans lesquels l’accroissement du nombre des enrichis entraîne l’accroissement du nombre des appauvris.
Je suis la liberté guidant le peuple
Les lumières rouges sur l’asphalte
Tes routes barricadées je suis ta libre
errance délibérée de son sort
Manifeste Assi (p. 17)

Injustice anywhere is a threat to justice everywhere (toute injustice, où qu’elle se produise, est une menace pour la justice), Martin Luther King écrit, le 16 avril 1963, dans la Lettre de la geôle de Birmingham, en réponse au Blanc modéré qui dit, attendez ! Qui plus attaché à l’ordre que la justice :
[…] croit pouvoir fixer, en bon paternaliste, un calendrier pour la libération d’un autre homme ; qui cultive le mythe du « temps-qui-travaille-pour-vous »

Natasha Kanapé Fontaine, le doigt levé du oui à la liberté, natashakanapefontaine.com

La contestation Femme-terre place devant l’urgence de déconstruire la fiction raciale construite de toutes pièces afin que la colonisation de l’Amérique et les autres continents génère le maximum d’argent et de pouvoir d’assujettissement. Car, on le répètera jamais assez, le racisme n’est pas inné. Tshekuan ma ? Pourquoi ? Eh bien, s’il l’était, il n’aurait pas fallu l’imposer à grand renfort de fusils, d’exécutions capitales, de déportations, de lois liberticides, d’hypocrisies évangéliques, de barrières physiques et mentales, de propagandes dont les clichés obscènes sont toujours vivaces.
Homme de peu de foi
qui n’a cru en rien mes vertèbres
Manifeste Assi (p. 37)

Avec les accents césairiens du Cahier d’un retour au pays natal, la contestation Femme-terreau pointe l’orgueil culturel qui trouve juste et raisonnable la prétention de parler pour tout le monde, de manquer de gratitude en ne considérant pas la parole et l’action de l’autre pour ce qu’il est et a toujours été : un être humain doté de toutes les compétences humaines possibles.
Tu n’as pas su lire que je te parlais de l’aube
la dimension
parallèle qui nous sied sous les mains
seulement ma vie mon âme tu n’entends pas
tu es
occident arrogance en tes scènes
mon pardon
est amour et personne
de toute crise d’où je viens
il est impossible ils disent
d’aimer plus loin que la mort
Manifeste Assi (p. 37-38)

La rébellion langagière de Natasha Kanapé Fontaine est remplie de fulgurances métisses, d’associations éclairs, de motifs protecteurs en ses matières d’ombres et d’unions libres des corps, des forêts, des animaux, des esprits…
Nos fils et nos filles sortiront des réserves
les aïeux sur le dos
les ancêtres à l’oreille
ils marcheront vers le Sud
retracer le Nord
Bleuets et abricots (p. 65)

Après plusieurs siècles de résistance à la colonisation, prendre la plume et la parole pour elle et les siens, c’est inventer de nouvelles pistes et dessiner des territoires où les voix innues ont à être innues, sujet majeur et non plus objet séquestré, effacé, nié par la rhétorique dominante.
les marais de ta tradition
se bousculent alors, illuminés d’aubes nouvelles,
dors
N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (p. 32)

Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Sa juste colère ne se départ jamais de la tendresse qui est son don ancestral et qui, dans son pouvoir d’insoumission pacifique, est également l’avenir de tous.
Viens mon printemps mon érable
te révéler
à mes chairs déployées
sur tes pinacles
Manifeste Assi (p. 36)

Vigoureuse et voire conquérante, son audace est passion, non de la séparation, mais des appartenances qui n’ont de cesse de faire fructifier l’énergie vitale et de se chercher des devenirs vastes.
Je ne suis pas pays frontières
                       Je suis nation nombreuse multiple
Manifeste Assi (p. 37)

Elle est femme plurielle dont la douceur indocile et contagieuse envisage les lieux de traversée, explore les ouvertures, les sentiers de l’aventure de s’entreregarder de façon à inventer de la relation respirable, du sens et des mots cordiaux à la place du sens et des mots assassins.
Nous referons s’ébattre la terre
Manifeste Assi (p. 47)

L’Oiseau-Tonnerre, présence chère aux cultures autochtones partout dans le monde

En enfant des mondes nomades, elle développe une philosophie poétique de l’alliance dans laquelle la générosité de circulation physique et l’épanouissement spirituel scellent la réconciliation au sens large.
Il est temps
il est temps de revenir aux loups
aux troupeaux
aux formes errantes
Manifeste Assi (p. 28)

La poétesse innue Natasha Kanapé Fontaine, natashakanapefontaine.com

Les abondances du règne vivant marchent de conserve. Les paroles humaines, animales, végétales se nourrissent de leurs attachements.
Je suis poisson en eau douce
je suis grande et belle comme une anguille
Manifeste Assi (p. 54)

La voix psalmodie grave et chante :
Où vas-tu le monde
où vas-tu le monde mes draps jaunis
par le temps
Manifeste Assi (p. 12)

Elle est magie à foison, souffle puissant de l’incantation :
Pays mien ô
mon cri saura parler
mon cri saura hurler
mon cri saura bercer
mon cri saura pleurer
mon cri saura gémir
Bleuets et abricots (p. 65)

Performance de Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Possédée par l’esprit de la reine-poétesse taïno Anacaona, cacique du Xaragua d’Ayiti pendue, en 1503 ou 1504, par les envahisseurs espagnols, elle est chantre de l’interdépendance. L’interdépendance n’est pas qu’une affaire de morale, de volonté ou d’utilité, elle est une nécessité ontologique, comme dit le philosophe et anthropologue français François Flahault à la page 102 de l’essai Où est passé le bien commun :
Il faut en passer par les autres pour être soi.

Qu’on l’appelle bienveillance ou fraternité, l’interdépendance doit s’étendre à la Terre-Mère. Assi ou terre en innu est première d’entre les premières de cet univers poétique.
ma terre je la prendrai dans ma main
je la soignerai
avec un pan
ma jupe
essuiera ses larmes noires
mes cheveux ses joues creuses
Manifeste Assi (p. 33)

On y sent la présence tutélaire du poète Gaston Miron de L’homme rapaillé (Poèmes, 1970) :
je ne suis pas revenu pour revenir
je suis arrivé à ce qui commence 

AnacaoNatasha, la voix Fleur d’or et Petite louve de l’infini féminin, exhorte à étendre la bienveillance et le sentiment de famille à la Terre et la nature célébrées dans leur dignité de sujet sacré.
Je suis revenue pour rester
je suis revenue pour prendre pays
lui donner son nom de terre
Bleuets et abricots (p. 72)

S’agit-il d’un discours écologiste ? Peut-être pas, dans la mesure où l’écologie est une production cognitive des sociétés occidentales dont la pensée naturaliste à ceci de particulier qu’opposant les notions de culture et nature, elle installe une frontière conceptuelle entre homme et bête, humain et non humain, soi et autrui. Le souci de « l’environnement » de la poétesse innue relève d’une structuration mentale dans laquelle être là pour l’autre est un présupposé. Sa façon de connaître le monde privilégie les mises en relation, la continuité ou l’in-séparé de l’humain, du territoire avec l’ensemble de ses vies, de ses morts et de ses esprits humains et autres. Ici la pierre a une âme, une parole, une énergie…

Le tissu ou maillage des liens, le continuum de la vie vénérable, n’est-ce pas l’oubli de l’oubli de l’individualisme contemporain, la perte de mémoire du fait que les animaux, les plantes, les éléments naturels ont été et sont encore, aux quatre coins de la planète, sacrés… ? Ce n’est pas un hasard si, dans la crèche, l’âne et le bœuf sont témoins de naissance de Jésus.

Protestation des autochtones, natashakanapefontaine.com

Loin d’être une mystique primitive ou archaïque, cette vision élargie de l’univers est une position pragmatique aux injustices sociales et à la dévastation environnementale qui, dans la province de l’Alberta, à Fort McMurray ou plutôt à Athabasca de la terre crie, sont synonymes de maladie, de suicide, de dépression…
Il y a dans le fondement du monde
une ecchymose.
Manifeste Assi (p. 7)

AnacaoNatasha, entre kashtin et katak, entre cyclone tropical et alizé, est le souffle de la puissance femme du passé, du présent et de l’avenir qui s’oppose au féodalisme moderne du capitalisme ultralibéral, dont un des foyers de l’essor est Ayiti, mon île native où la poétesse innue est chez elle, en pays ami-frère d’initiation, de bonheur et aussi de malheur depuis que l’idéologie de la cupidité a imposé sa terreur éco-homicide et légitimé le préjugé que la raison du plus fort est naturelle, ainsi que la concurrence impitoyable pour la survie du plus apte. Mais apte à quoi ?

Dans une lettre adressée au président Washington, en 1790, voilà comment s’exprimait le chef seneca Cornplanter :
Frères, lorsque nous avons compris que nous avions été abusés et que vous nous avez invités à nous rendre près de votre grand feu pour y parler de paix, nous nous sommes hâtés vers vous. Vous nous avez dit que vous pouviez nous écraser et nous réduire à néant et vous nous avez demandé un grand territoire comme prix de la paix que vous nous offriez comme si notre faiblesse avait éteint nos droits.
La résistance indienne aux États-Unis, Élise Marienstras, p.103.

Performance de Natasha Kanapé Fontaine, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

L’idéologie de la cupidité a banalisé la lutte de tous contre tous, en  répandant l’a priori de l’homme originellement violent. Mais si l’agressivité s’observe partout, la violence n’est pas une fatalité. Les peuples non belliqueux : les Innus, les Piaroas du Venezuela et les !Kung (ou Sans) du désert du Kalahari, sont la preuve que la guerre n’est pas universelle, qu’elle est le produit des sociétés qui la cultivent. Par ailleurs, la notion de guerre recouvre une énorme diversité de pratiques qui, il est vrai, ont évolué au contact de la technologie militaire occidentale.

Puis est-il si sûr que la guerre a toujours existé ? La préhistorienne Marylène Patou-Mathys défend que celle-ci n’est apparue qu’au néolithique avec la naissance de l’agriculture et du pastoralisme. À la page 155 de l’essai Préhistoire de la violence et de la guerre, elle dit que la sauvagerie supposée des hommes préhistoriques n’est :
qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle pour renforcer le discours relatif aux progrès accomplis depuis les origines et le concept de « Civilisation ». Cette vision de l’« Autre lointain dans le temps » belliqueux se retrouve l’« Autre lointain dans l’espace ».

Marylène Patou-Mathys rappelle (p. 110) que le prince anarchiste et naturaliste russe Piotr Kropotkine (1842-1921), dans L’entraide. Un facteur d’évolution (1902), suggère que :
[…] parmi les facteurs de l’évolution, la socialisation et l’entraide sont plus importants que la compétition.

L’entraide ou la fraternité est ce concept politique que la députation tricolore du peuple de Saint-Domique a défendu, en 1794, devant la Convention, à Paris. Son pendant est la sororité altruiste du message Femme-terre, Innu Ishkueu qui parle de régénérescence du territoire et de tous. Dans cette lecture m’a frappée combien l’amour est la plus mystérieuse des naissances multiples.
Sois mon ombre que je ne me brise
je tremble comme la terre quand le ciel se grise
Manifeste Assi (p. 67)

Les impressions déroutantes viennent aussi, mais pas seulement, de la rencontre avec les mots en innu-aimun. Le génie esthétique ou le charme au sens sorcier du travail de la langue m’a fait penser à la célèbre formule de Proust :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.

Natasha Kanapé Fontaine, lecture-performance, Sorbonne, bibliothèque Gaston Miron, 28 mars 2017

Tanite nana etutamin nitassi ? Qu’as-tu fait de mon pays ? Entendez de la Terre qui est le souci commun. L’univers extensif de Natasha Kanapé Fontaine est poétique de cette question sous la forme de noces insurrectionnelles des langues innue et française en mouvement, ou de fêtes éclatantes dans lesquelles la révolution sensible, au rythme des tambours sacrés, anime les saisons du corps et de l’environnement magnifiés, font danser les sentiments personnels et communautaires célébrés pour l’actualité de leur richesse culturelle dont l’imaginaire voyage entre sol et ciel, ricoche des lacs vers la lune, avec pléthore de mythes, de légendes, de récits, de symboles que revigore la foi dans le pouvoir migrateur des rêves…
Il viendra à moi
le bien-aimé
gonfler mes songes
Bleuets et abricots (p. 43)

Cette poésie de courses, de danses des images, d’accélérations vivantes, de confusions bâtardes, de médiations créoles, de transports sublimes, de méditations universelles, de silences et de secrets dont l’enchantement opère à toute allure, cette écriture profuse transporte en pays d’entraide, d’interaction aussi harmonieusement que les trois sœurs des plantations : le maïs, le haricot et la courge – c’est ainsi que les agriculteurs haïtiens cultivent le magnifique jardin créole.

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, vagabondez-vous sur le website de Natasha Kanapé Fontaine, regardez ses vidéos et surtout errez, nomadisez dans ses recueils publiés par Mémoire d’encrier. Quant au remarquable dialogue avec Deni Ellis Béchard : Kuei, je te salue – conversation sur le racisme qui permet d’apprendre beaucoup sur les personnalités et les cultures des deux auteurs, il est chez Écosociété.

Restons encore dans ce Nord ami avec Miam Maikan (Loup Blanc) que l’artiste innu Florent Vollant chante avec Éric LaPointe.

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