Une histoire ailleurs ou presque
Les adjectifs pyromanes
« Il existe ici des adjectifs pyromanes.
Un fil de braise les habitent, que rien n’éteint.
Ils prennent un malin plaisir, un plaisir chafouin aux feux d’encre, aux feux d’alinéa, de paragraphe, aux feux de page et de chapitre qu’ils allument.
À leur contact, la moindre phrase s’enflamme et se consume, ne laissant qu’une ligne de cendre, une traînée de mica noir, le silence illisible d’une poussière d’alphabet.
Les lettres d’amour qui s’y risquent, comme les papillons vers la lumière, se consument d’elles-mêmes, après un court moment doré de plénitude. L’être aimé ne trouve dans l’enveloppe que des folioles grises auxquelles il ne comprend rien, rien que son propre désir obscurci et perdu.
Les dictionnaires ont renoncé à les imprimer. L’État les poursuit sans les atteindre, avec des lois d’une eau glacée. Pour des raisons que le langage ignore ils sont imprévisibles.
On leur doit les plus fameux incendies de bibliothèques (Alexandrie, Andralacore, Manaon, Tys, Toazartoal), des ravages que des historiens approximatifs avaient toujours imputés à la malfaisance d’analphabètes et de crétins.
On a bien pensé à ignifuger l’écriture, à des phrases ponctués de froids ou encore bordées mot à mot d’une neige d’éponges minuscules. On a bien pensé à transformer les interlignes en fil coupe-feu. Mais les phrases prennent un tour vitreux et blême. Sous leur chape de précautions, elles ne déroulent plus qu’une prose morose, la monotonie de l’hiver du langage.
Les adjectifs pyromanes sont des êtres nerveux et frondeurs, des énergumènes fronduleux. L’incendie est leur joie, l’écriture la paille, la folle avoine de leur feu.
Seules leur résistent les phrases dont l’incendie leur est égale ou supérieur. »
Dans une langue ingénieuse, riche en mots-valises et en jeux de langage aux effets insolites, évocateurs et poétiques, le narrateur-chroniqueur entraîne à Baldéa, le pays étrange d’une rationalité autre, à chaque pas surprenante. Qui se situe où ? Allez savoir. Les Baldéens habitent sous d’incertaines latitudes, au rythme des libertés aussi singulières que les dangers. Ils vivent dans l’indifférence à la métaphysique et aux montres, car ils préfèrent le temps. Baldéa est, assurément, un lieu de mystères dont les frontières sous-entendues (p. 12) sont une affaire de peintre, pas de géographe.
Les Baldéens sont courtois, fascinants quoique légèrement angoissants. Seuls les noms des professions sont familiers : leurs vocations semblent sorti d’un rêve aspirant à l’aventure de l’imprécis et du lâcher-prise. Ainsi, les sentiments plus nomades qu’intimes font de Baldéa un foyer de proliférations des possibles.
Avec Sur le bord de l’inaperçu, Michel Guillou, qui est physicien, chercheur et maître de conférence, offre une perle créative organisée en courts chapitres bourrés de liberté, d’intelligence, en fait, de charme au sens sorcier du terme. Quelle est la morale de ce travail hésitant entre le traité d’anthropologie bienveillante et le conte philosophique ? Y en a-t-il seulement une ? Je vous laisse le découvrir, en vous souhaitant bon voyage à Baldéa.
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