coups de tête

Dany Laferrière, Raoul Peck, Rodney Saint-Éloi à Bruxelles (3/3)

Rencontre à la maison du livre organisée par l’ONG CEC (fin)

Dany Laferrière, Rodney Saint-Éloi, Raoul Peck, Ayoko Mensah, Rencontre littéraire : Haïti, diversité et enjeux d’écriture, Maison du Livre, Bruxelles, 19 février 2016

Cher tout le monde, femmes, hommes et autres, last but not least des orateurs de la soirée du 19 février, organisée à La Maison du Livre par le CEC-Ong : le cinéaste Raoul Peck (lire les articles précédents ici et ici).

Raoul Peck interrogé par Ayoko Mensah, Maison du Livre de Saint-Gilles, Bruxelles, 19 février 2016

À huit ans, il a quitté Haïti pour rejoindre, au Zaïre, ses parents contraints à l’exil par la dictature de Duvalier père. Il a vécu ensuite en France, en Allemagne et aux États-Unis.

Président de l’école de cinéma parisienne La Fémis depuis 2010, il est L’homme sur les quais, Lumumba, Quelques jours en avril, L’Affaire Villemin, Le profit et rien d’autre, Moloch Tropical, Assistance mortelle… et davantage.

Jury du festival de Cannes 2012. R. Peck, sixième en partant de la gauche, commons.wikimedia.org
Jury du festival de Cannes 2012. R. Peck, sixième en partant de la gauche, commons.wikimedia.org

Existe-t-il quelque chose comme une nature humaine ? Éludons le débat en avançant que, pour une œuvre, ça paraît moins insensé. De ce point de vue, le cinéma de Raoul Peck est celui d’un animal politique au sens aristotélicien, c’est-à-dire, un être ni sans famille ni sans loi. Quant à ses foyers multiples, ils sont un atout.

Affiche de Lumumba (2000)
Affiche de Lumumba (2000)

Il a précisé construire ses récits en injectant le maximum de réalité dans son travail de fiction et de fiction dans son travail documentaire. L’un comme l’autre trouvent leur force dans une approche multipolaire du sujet traité.

La vie voyageuse du cinéaste lui permet d’adopter différentes perspectives et influences artistiques, passer de l’angle microéconomique à l’analyse macro, glisser de la petite histoire à la grande, voltiger entre les géographies de visions éloignées, voire antagonistes.

Raoul Peck
Raoul Peck, Rencontre littéraire : Haïti, diversité et enjeux d’écriture, littéraire Maison du Livre de Saint-Gilles, Bruxelles, 19 février 2016

Peut-être son totem est-il l’hydre synthétique ? Un animal extensible dont les têtes poussent et tombent au prorata des exigences d’un récit d’une haute qualité formelle.

S’il fallait y trouver un motif récurrent, je pencherais pour la précarité. Pas la précarité-lot-de-tous constitutive de l’existence humaine, mais la précarité collective qu’une certaine paresse prétend inhérente au destin humain et qui est le fruit de la tyrannie, de la fabrication de l’autorité quand, de façon absurde et obscène, elle découd la vaillance politique. Et si le décousu est tellement désastreux pour les sans-grades, c’est que des orchestrations idéologiques désastreuses pour la majorité.

Raoul Peck, rencontre littéraire, Maison du Livre de Saint-Gilles, Bruxelles, 19 février 2016

À ce propos, Raoul Peck présentait la réédition de son livre : Monsieur le Ministre… Jusqu’au bout de la patience, avec une nouvelle introduction de l’auteur, une préface de l’écrivain américain Russell Banks, auteur du Livre de la Jamaïque et une postface de l’ancien premier ministre Rosny Smarth.

Bon voilà, c’est l’histoire d’un… mec ? Non, ça fait copier-coller Coluche. Disons un artiste fort d’une conscience sociopolitique à qui le président d’Haïti, René Préval, propose, en 1995, le portefeuille de ministre de la Culture. Servir son pays ? Oui ! Raoul Peck accepte la responsabilité. Avec conviction. À corps perdu. Et, là, l’artiste fort d’une conscience sociopolitique entame une descente aux enfers de deux années : Je vivais et travaillais à cent à l’heure comme si je voulais éviter de voir les contradictions qui m’entouraient, de peur qu’elles ne m’enlèvent ma motivation. Car être ministre, surtout dans un pays pauvre comme Haïti, veut quand même dire avantages, honneurs, privilèges par rapport au citoyen normal. Car on a droit à des égards, on a un salaire régulier, des voitures, des agents de sécurité, des sollicitations indécentes et des prises de participation financières pour les plus corrompus. Je regardais tout ceci avec des yeux d’explorateur débarquant dans une contrée aux coutumes étranges. (page 55)

L’appareil politique haïtien est un espace complexe dans lequel les prétentions des principaux acteurs locaux et internationaux, couplées à une longue tradition de bricolage institutionnel et aux partis pris médiatiques, finissent par épuiser l’artiste : « Je me souviens de mes beaux discours, de mes promesses, de mes envolées convaincues sur la continuité de l’État, sur la nécessité de construire le pays, sur ça a vraiment changé, faites-moi confiance. Étant ministre, je refuse le fatalisme. Je refuse d’accepter la sagesse de ceux qui ont lutté, résisté, cédé longtemps avant moi ». (p. 74-75)

Le cinéaste Raoul Peck, facebook.com

De page en page, on voit la désillusion poindre et se cristalliser dans l’esprit du cinéaste et des autres candides du gouvernement : Inutile de dire qu’il faut une pugnacité pour arriver au bout du parcours. D’autant qu’à tout moment, l’ensemble du dossier peut être retourné au ministère pour une raison obscure, comme une virgule ou une page manquante (perdue durant le parcours ou subtilisée pour une raison inconnue). Un fonctionnaire anonyme peut décider, à l’encontre de son supérieur, ou même du ministre, de mettre le dossier tout en bas de la pile. (p. 127)

Raoul Peck démissionne, avec d’autres membres du gouvernement qui semblent, par ailleurs, des gens de bien desservis par une bonne volonté d’agir débouchant sur une frustration tragique : leur vision de l’avenir se heurte aux intérêts particuliers tous azimuts, l’opportunisme visible, le sens négatif du sabotage, le scepticisme, la passivité, la détestation, la mesquinerie de chacun jouant sa partie selon ses règles plus ou moins propres et ses mouvements inconscients dans un panier de crabes.

L’ancien premier ministre haïtien, Rosny Smarth, le cinéaste haïtien Raoul Peck et l’écrivain américain Russel Banks, page Facebook de Raoul Peck

Voilà ce que Russell Banks en dit : « Son livre, Jusqu’au bout de la patience, fait précisément ce que je ne peux pas faire, et ce avec brio. Il suit de façon parlante et détaillée l’érosion du caractère et du projet d’un réformateur charismatique, et montre l’impact de l’érosion sur le caractère et le projet d’un groupe d’hommes et de femmes le plus souvent idéalistes, revenus pour la plupart d’un exil post-duvaliériste à Paris, New York, Miami ou Montréal, et qui, à l’instar de Peck, son entrés au gouvernement pour bâtir une nouvelle Haïti ».

Monsieur Le Ministre... Jusqu'au bout de la patience. Velvet Éditions
Monsieur Le Ministre… Jusqu’au bout de la patience, Velvet Éditions

Mélange de journal intime et de chronique de la sphère dirigeante qui se délite sur fond de crise sociale, Monsieur le Ministre… Jusqu’au bout de la patience n’est pas un objet de souvenirs haïtiens. Sa réflexion sur la déconnexion du monde du pouvoir et des réalités populaires en fait un livre d’anticipation, prémonitoire d’un phénomène observable ailleurs. On aurait donc tort de régionaliser la dissection minutieuse qu’il propose comme si elle ne concernait qu’une demi-petite île perdue dans un marasme local :
Mais que pense de nous notre grand ami du Nord ? Quel rôle jouent nos amis européens, la France en tête ? (p. 143)

Raoul Peck, rencontre littéraire, Maison du Livre de Saint-Gilles, Bruxelles, 19 février 2016

Monsieur le Ministre… Jusqu’au bout de la patience est une leçon de politique internationale qui expose à quel point l’esprit du néo-libéralisme est asocial. La concurrence féroce qu’il impose condamne les humbles à la survie au milieu des urgences vitales et les esprits féconds de l’élite dirigeante à une meurtrissure cuisante : Se sentir meurtri, impuissant, las. Être envahi, par vagues, d’une fièvre sans origine claire, comme au lendemain d’un viol ou au milieu d’une longue dépression. (p. 180)

Il y a plus de vingt ans, NTM chantait Qu’est-ce qu’on attend ? Et ce qui, aux yeux des bien-pensants, semblait alors de la provoc gratuite est aujourd’hui une chanson majeure. Plus de vingt ans ont passé et les paroles d’NTM sont plus que jamais d’actualité.

Infos pratiques :

L’ONG CEC, Coopération par l’Éducation, promeut l’évolution des mentalités grâce au dialogue interculturel. Site web : www.cec-ong.org/

Site web de La Maison du Livre de Saint-Gilles : www.lamaisondulivre.be

2 réflexions au sujet de « Dany Laferrière, Raoul Peck, Rodney Saint-Éloi à Bruxelles (3/3) »

  1. Merci pour cet article.

    Il nous rappelle (ou nous apprend) que les Haïtiens ne sont pas tous des miséreux, des dictateurs ou des « enarques » noirs.

    1. Merci, en retour, pour la qualité de vos commentaires qui honore l’esprit de ce blog.

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