entretien compris

Entretien avec Véronique Clette-Gakuba, chercheuse en sociologie (2/2)

Des silences appris ou circuler en chair et en os dans l’impensé…

Véronique Clette-Gakuba, chercheuse en sociologie de l’Université libre de Bruxelles, soirée Afro Women’s Voices Talk, 7 mars 2017, Bruxelles

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, voici la troisième et dernière partie de l’échange avec la sociologue Véronique Clette-Gakuba, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles. Si vous souhaitez prendre connaissance des deux premières parties, explorant, au travers d’exemples tirés de nos expériences, les enjeux et les paradoxes de la construction sociohistorique qui catégorise l’humanité en subordonnant le Noir au Blanc, étant entendu que les deux notions sont inséparables, c’est ici et ici.

La poétesse et performeuse innue Natasha Kanapé Fontaine et la chercheuse en sociologie Véronique Clette-Gakuba, Foire du livre de Bruxelles, 22 février 2018

Les vagabonds sans trêves : C’est difficile, n’est-ce pas, de grandir avec le principe abstrait affirmant : on est comme tout le monde, on est tous pareils ?
Véronique Clette-Gakuba : Je trouve aussi.

Adrian Piper, divers travaux réalisés entre 1965 et 1967, Exhibition: A Synthesis of Intuitions, 1965–2016, juin 2018, Museum of Modern Art, New York

Dans l’enfance, il n’y a eu que ma grand-mère qui nommait. Il n’y a eu qu’elle qui disait, tu es Noire ou, plus volontiers, brune. C’était juste esthétique, quand elle parlait des teintes qui m’allaient mieux, dans les magasins où elle m’achetait des vêtements. Mais son attitude m’a fait un bien fou ! Car, quand on ne nomme pas la couleur de peau et pas du tout la réalité physique, par exemple, la qualité du cheveu, c’est une enfance dépourvue de vocabulaire qualifiant ce qu’elle est. Une enfance dépouillée… qui flotte dans une espèce d’étrangeté, de vide descriptif imposé par une convention pas pratique, comme le Code de la route qui permet de circuler.
Oui, c’est étrange, ce silence !

Black Dolls, la collection Deborah Neff, La poupée manquante, « Trop manquante pour voyager, cette poupée est restée dans le Connecticut où se trouve conservée la collection… », exposition du 23 février au 20 mai 2018, à la Maison Rouge, Paris

J’ai toujours eu conscience de ma couleur et de celle de mes parents. Dans mes mots d’enfant, je disais l’un pâle comme le creux de la main et l’autre, foncée comme le dos.
C’est joli. Une jolie formule.

Poupées de l’exposition Black Dolls, la collection Deborah Neff, présentée du 23 février au 20 mai 2018, à la Maison Rouge, Paris, 15 mars 2018

L’inattention à la couleur de peau, c’est ne pas se soucier du quotidien. Ne pas nommer la couleur de peau, le type de cheveux, c’est ne pas prendre soin correctement du corps. Sans mot, pas de pensée de l’expérience… Tous ces silences appris, comme, par exemple, taire qu’on a ses règles, comme si les menstrues étaient une maladie honteuse, c’est l’éducation qui nous formate.
Oui, les silences appris… Je connais !

Puis-je vous demander quel âge avez-vous ?
Quarante ans.

Où vos parents se sont-ils rencontrés ? En Belgique ou au Rwanda ?
Au Rwanda. Dans l’école, le petit séminaire où ma mère et mon père étaient enseignants.

Et ils se sont mariés…
Non ! Mes parents ne se sont pas mariés.

Oh ! À l’époque, étant donné la mentalité, avoir un enfant, sans être marié, qui plus est avec un Noir, pour une femme blanche…
Oui, oui ! Il y avait un interdit social. Ce n’était pas une union tolérée.

Une transgression des mœurs ! Parce que le cas de mes parents : un homme blanc et une femme noire, c’est davantage accepté…
Oui, une femme blanche et un homme noir, ce n’était pas toléré.

Exposition Black Dolls, la collection Deborah Neff, à la Maison Rouge, Paris, 15 mars 2018

Est-il arrivé qu’on pense que vous étiez une enfant adoptée ?
Non, mais ce que j’ai vécu, c’est le silence autour du fait que mon père est mort trois ans après ma naissance. C’est une chose peu verbalisée. Je relie ce silence au tabou, à l’interdit…

Black Dolls, la collection Deborah Neff, ombres des « Topsy-Turvy », des poupées à deux têtes et deux corps, un noir et un blanc, issues de la culture afro-américaine,, exposition qui s’est déroulée 23 février au 20 mai 2018, à la Maison Rouge, Paris

Le déficit de parole ?
Oui, il y a eu une inattention à ma souffrance, à ma souffrance d’enfant qui n’a pas eu de père… Bon, à l’école, certes, à l’approche de la fête des pères, la question : qu’est-ce que tu vas faire comme cadeau ? est posée. Or il n’y a pas de père. D’un coup, tout le monde s’inquiète de la façon dont je vais vivre cette journée.

Exposition Black Dolls, la collection Deborah Neff, Man, poupée portant une tenue élégante. Elle est signée Leo Moss, un artisan menuisier à temps partiel, qui l’a peut-être créée à son effigie. La Maison Rouge, Paris, 15 mars 2018

Il s’agit d’une situation complexe comme toute situation familiale ! Et je me rends bien compte que je la schématise à l’excès en supposant, pour votre manque du père, la possibilité de parler subordonnée, d’une certaine façon, au fait que le père étant Noir, il ne doit peut-être pas manquer.
Oui, il y a quelque chose de cet ordre…

Est-ce une famille plutôt bourgeoise, de la classe moyenne ?
Petite classe moyenne ascendante.

De quel niveau culturel ?
Une famille plutôt attentive à la culture qui veille à ce que les enfants fassent des études supérieures. Pour autant, le racisme n’y est pas totalement absent.

Poupées de l’exposition Black Dolls, la collection Deborah Neff, présentée du 23 février au 20 mai 2018, à la Maison Rouge, Paris, 15 mars 2018

Je comprends. Et qu’en est-il de ce silence que vous avez vécu ?
J’y pense souvent. Parfois, je suis, comme ça, encore, disons, subjuguée… Et c’est pour ça que… Comment dire ? Le ou ce truc de pas grave… La question du pas grave me revient souvent. Je ne sais pas dire si c’est grave ou pas que je n’aie pas eu de père. Je n’arrive pas à trouver de référence me permettant de répondre à cette question.

Exposition Black Dolls, la collection Deborah Neff, « Topsy-Turvy », 23 février-20 mai 2018, la Maison Rouge, Paris. La symbolique des poupées Topsy-Turvy, nées au début du XIXe siècle aux États-Unis, est toujours discutée. Pourquoi ont-elles été fabriquées ? Pour réaffirmer les dynamiques raciales et sexuelles ? Pour des motivations plus subversives ? Des fins d’instruction ?

Votre sentiment… Est-ce de flottement ou de flou ?
Me posant cette question de la gravité d’avoir ou de n’avoir pas un père, oui, c’est flou. Personne ne m’a signifié que c’était grave, personne ne m’a signifié que ce n’était pas grave. Je ne sais pas. On ne m’a rien signifié à ce propos. Je ne sais pas… Je dirai que ce n’est pas grave. J’ai mis du temps à me dire que c’est, quand même, quelque chose. Et que faire avec ça ?

Véronique Clette-Gakuba, chercheuse en sociologie, ULB, soirée Afro Women’s Voices Talk, 7 mars 2017, Bruxelles

Il vous est arrivé quelque chose au milieu d’un déficit de mots. Un déficit narratif…
Il m’est arrivé quelque chose et que faire avec ce qu’il m’est arrivé ? Qu’est-ce que représente ce qu’il m’est arrivé ? Je vis encore avec cette question. Parfois, je songe, oui, on n’allait pas me dire, tous les jours, que c’était grave. Mais, quand même, ne pas parler… Vous voyez, je n’arrive pas à me diriger là-dedans. C’est très étonnant…

Parole au bas d’une photo célèbre de Sojourner Thruth : I sell the Shadow to support the Substance (1864) – Je vends l’Ombre pour soutenir la Substance. Née captive, Sojourner Truth (1787 – 1883) a gagné sa liberté en s’enfuyant. Fervente militante de la cause abolitionniste, de la liberté religieuse, du mouvement féministe, du suffrage universel, brillante oratrice et pédagogue, auteure du discours « Ain’t I a Woman? » (Ne suis-pas une femme ?), Sojourner Truth est pionnière dans l’affirmation du lien entre les droits des femmes et les droits civils aux États-Unis

Le père est impensé…
Oui !

Êtes-vous parvenue à dépasser quelque peu la dynamique de silence ?
Oui ! Avec ma mère… Nous avons pu parler. Les tensions se sont apaisées, l’agressivité de mon côté. Elle m’a raconté des choses. M’a montré des documents, m’a donné des lettres que mon père a envoyées. J’ai lu qu’il se préoccupait de moi. On est allé plusieurs fois au Rwanda ensemble. J’ai retrouvé en partie ma famille paternelle. C’est moi qui la lui ai présentée.

C’est important ! Bien… Considérant les représentations négatives qui pèsent sur les uns et les autres et dont on sait le poids sans le savoir, comment ne pas se dire que votre mère porte aussi un fardeau ? Elle et lui dont nous pouvons juste nous figurer le courage, une femme blanche aimant un homme noir, c’est toute une histoire. Encore maintenant, c’est loin d’être dérisoire. En vous écoutant, je pense à cet écrivain marocain, Abdellah Taïa que j’ai entendu, en 2017, au Salon du livre de Paris, lors d’un débat sur le deuil. Parlant de son livre : Celui qui est digne d’être aimé, Abdellah Taïa racontait que lui, homosexuel, avait tellement dû, au Maroc, se battre pour sa survie qu’il était passé à côté de l’histoire de sa mère. À la mort de celle-ci, ce sont ces sœurs qui, après les funérailles, lui ont expliqué… Pour ceux que les normes accablent, il y a des fardeaux qui sont d’autant plus pesants qu’ils sont portés seuls, avec peu ou sans paroles.
Oui, oui, ça…

Lors de l’exposition « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », présentation des projets des étudiant de l’ERG, 26-31 mai 2017 au Brass’ART Digital Café, Place Communale 28, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles

Pas que la parole délivre à coup sûr et complètement, ça, non. Mais le silence autour du fardeau des normes, c’est encore une injonction sociétale, c’est toujours la norme en action…
Oui, ce silence est étrange.

Avant la Belgique, j’habitais, en Haïti, chez ma tante et son mari, avec leurs enfants et d’autres petits qu’on leur avait confiés, ma tante étant fort maternelle. C’est ma première famille. Nous, les petits, on est éduqué en frères et sœurs, de manière très solidaire. Quand, à six ans et demi, j’ai rejoint mes parents, en Belgique, on n’a rien dit. C’est vrai qu’il s’agissait de mes parents, mais je ne les connais pas. Je les découvre en même temps qu’un tout autre monde. J’ai parcouru huit mille kilomètres et été arraché à ma vie, sauf qu’il n’y a pas eu de réflexion, pas de parole. Je vis quelque chose de très intense. C’est à la fin du mois de novembre et, oui, on a remarqué que je grelotte, mais c’est la seule réaction. À croire que la situation est évidente. On parle juste du fait que j’ai quitté le tiers-monde et on s’en félicite.
Ah oui, oui ! C’est la lecture…

… Qui passe à côté du vécu. J’arrive d’un endroit où j’ai ma vie. Je suis fillette aimée, heureuse… C’est ma réalité ! Je vais à l’école, j’ai déjà fait une première primaire avec Junior, mon cousin-frère. Tout ça est…
Tout ça est passé sous silence.

Peut-être est-ce plutôt que ça n’existe pas ? Ça n’est pas pris en considération. Il y a une espèce d’inaperçu.
Inaperçu ? C’est vrai que j’éprouve un sentiment similaire avec mon père. Ce qu’il aurait pu être en tant que père, pour moi, père que je n’ai pas… Comme vous dites, ce n’est pas que c’est passé sous silence, ça n’existe pas. N’a pas réellement d’existence.

Black Dolls, la collection Deborah Neff, une des plateforme présentant les « Topsy-Turvy », poupées à deux personnalités, une noire et une blanche, dont la symbolique et les fins sont toujours discutées par les spécialistes de la culture afro-américaine, la Maison Rouge, Paris, le 15 mars 2018

C’est inaperçu.
C’est vraiment… Comment dire ? Assez spécial.

Selon moi, ça a rejoint, d’une certaine façon, l’expérience des Noirs qui est que, dans le fond, nous circulons dans l’impensé des Blancs.
Oui ! C’est un beau titre de livre : Nous circulons dans l’impensé des Blancs.

J’aime l’idée, formulée dans la deuxième partie de l’entretien, de bousculer la pensée, surtout si cette volonté en passe par la mise en évidence la richesse de vécu là où on raconte qu’il n’y en a pas, ou qu’il n’y a que du moins à être ou de la déchéance. On est confronté à un déficit narratif. Parce que la vision hiérarchique des existences fait qu’on n’appréhende pas ce qui se passe pour ce qu’il est, en tant que vécu en chair et en os. On est distrait, détourné de soi et des autres par la croyance qu’on va déchoir en allant de ce côté-là, en prêtant attention à ce supposé inférieur. Précédemment, vous expliquez, à propos de Matonge que, quand vous y allez, vous voulez exister dedans, y trouver votre place. Il me semble que c’est ça la connaissance. Si on va pour connaître une chose, c’est qu’on accepte que cette chose puisse nous changer, nous affecter.
Quel est l’engagement motivant la démarche ? L’intérêt ? Mon souhait, c’est d’être attentive à ce que la connaissance produit comme perception de ce qu’est l’humain et, de manière plus générale, le vivant.

La grande galerie de l’Évolution du Muséum national d’histoire naturelle , Paris, 06 janvier 2018

Ce qu’elle produit d’humain, de vivant indéfinissable a priori ?
C’est ça !

Parce qu’il y a une partie des gens qui pré-jugent. Pas qu’ils pensent que l’autre est différent, ce qui va de soi ! Non, eux savent a priori ce que c’est que d’être un Noir. Et, être préconçu, vu ou nommé de la sorte, être dans la peau de celui à qui on dénie sa singularité, sa compétence, sa capacité à se réaliser, bref, son humanité, c’est se retrouver au milieu de gens dont on sait que ce qu’ils disent ne tient pas la route et que s’ils peuvent parler aussi longtemps, monopoliser de cette façon la parole, c’est justement parce que les mal vus ou mal nommés n’ont pas la possibilité d’intervenir, ils n’ont pas droit de cité. C’est la question des outils de production du savoir et du discours, comme Raoul Peck l’a souligné.
J’ai entendu ça. Raoul Peck a dit : je fais mon film I am Not your Negro avec mes propres moyens, afin de pouvoir dire ce que je veux.                                           

Le réalisateur et producteur Raoul Peck et l’écrivain et journaliste Éric Fottorino lors de la présentation du livre I Am Not Your Negro, publié aux éditions Robert Laffont, Fondation Calouste Gulbenkian, Paris, le 11 décembre 2017

Pour en revenir au système anglo-saxon, la vision d’un multiculturel définissable n’est-elle pas également problématique ?
Pour un colloque qui a eu lieu en novembre 2017 à l’Université libre de Bruxelles, on a écrit un texte à plusieurs posant la question des Black studies en Belgique. Mais peut-on parler de ça ? J’estime que pour l’instant, on n’est pas tout à fait prêt à parler de tout ça, car quand on emprunte le terme Noir aux travaux élaborés aux États-Unis, ça ne va pas vraiment, ne colle pas… Parce que, déjà, la lutte est plus avancée aux États-Unis. Même si les problèmes de part et d’autre sont les mêmes, on parle quand même de catégories imposées, même si les gens s’autodéfinissent ainsi, on sent bien qu’ils n’ont pas le choix non plus. Là-bas, ils peuvent difficilement dire qu’ils ne sont pas Noirs.

Du point de vue socioculturel et a fortiori du vécu, est-ce si homogène ? Peut-on dire que la situation est comparable s’agissant d’un Noir élevé dans le Nord ou dans le Sud, dans des milieux financièrement aisés ou défavorisés, urbains ou ruraux ?
Mais au moins, il y a le terme Noir qui a une histoire politique avec une cause ! Même si idéologiquement, il y a des différences entre les uns et les autres, il y a quand même l’enjeu de l’égalité, des conditions de subsistances. Et il y a des chiffres aussi ! Donc, ils peuvent se retrouver derrière une cause politique à partager.

Exposition « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », 26-31 mai 2017 au Brass’ART Digital Café, Place Communale 28, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles

Est-ce qu’il existe des chiffres chez nous ?
Maintenant, il commence à y en avoir. J’en ai produit d’ailleurs. Mais le problème, c’est qu’ici, quand on reprend le terme Noir, on ne sait pas très bien ce qu’on veut en faire. Les uns et les autres ne revendiquent pas la même chose. Il n’y a pas cette histoire politique qui pourrait vouloir dire, quand on utilise le terme Noir, qu’au moins, il y a ça derrière. Il y a ça au moins, cet enjeu. Pour certains, c’est intéressant d’utiliser ce terme, pour d’autres ça ne l’est pas. Pour certains, ça exclut une série de personnes de fait, comme les métis, par exemple. D’autres récuseraient la légitimité du terme parce qu’ils lui accordent une importance phénotypique et ils trouvent que venir imposer, tout d’un coup, une définition politique, où elle n’existe pas dans la culture des rapports sociaux, c’est un peu faux. Vouloir prétendre que Noir, c’est comme aux États-Unis, Black PowersBlack Panthers, alors que cette culture n’existe pas ici et que, de toute façon, elle ne va pas être entendue comme ça ici, c’est fallacieux. Et comprendre Noir comme Africain ou Subsaharien, bon, oui, on sait très bien qu’il y a ce construit colonial…

Exposition « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », 26-31 mai 2017 au Brass’ART Digital Café , Place Communale 28, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles

Le phénomène colonial, c’est complexe. D’un endroit à l’autre, pas homogène. Si on est du continent africain, des Antilles, de Guyane, de l’aire géographique de l’océan Indien ou du Pacifique…
Oui, ce n’est pas du tout homogène…

Restitution des trésors africains, 1re conférence-débat, avec Véronique Clette-Gakuba, organisée par Mireille-Tsheusi Robert, présidente de Bamko, association de veille antiraciste, au PianoFabriek, Bruxelles, 15 septembre2018

Bon, en résumé, on ne peut pas nommer la race, on ne peut pas nommer la couleur, on ne peut pas non plus dire suprématistes blancs (rires), parce que ça va être encore plus mal vécu.
Oh là là ! Oui, encore plus !

Exposition « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », 26-31 mai 2017 au Brass’ART Digital Café , Place Communale 28, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles

Si je comprends, en Europe, on a un groupe minoritaire aux prises avec une construction sociale inégalitaire héritée du colonialisme qui, lui-même, dérive du féodalisme réinterprété par l’impérialisme et son système économique : le capitalisme. Cette construction inégalitaire, anti-sociale, au fait, est, entre autres, inséparable de la question du prolétariat… Parce qu’on oublie la présence séculaire des Noirs en Europe, dans les ports comme Marseille, Bordeaux, Anvers, les capitales comme Paris ou Londres et ces Noirs font souvent partie du prolétariat. Cette population noire s’est mariée, a eu des enfants avec des Blancs, de sorte qu’il y a une dilution de la couleur. C’est dire qu’il y a une longue présence qui est censée ne pas être là et dont l’absence n’est pas un manque dans les récits collectifs, alors que nous sommes dans des régions de passion de l’universalité, oui, et des notions de Liberté Égalité Fraternité… Sauf que les démocraties européennes ne seront pas à la hauteur de ces principes tant que les idéologies patriarcale et raciste, la part odieuse de l’héritage culturel, continuera à irriguer les esprits. Les milieux universitaire et intellectuel et, bien entendu, culturel, l’art, le théâtre, le cinéma, la télévision, le roman perpétuent les représentations coloniales des Noirs et leur effacement. D’où les romans se passant, par exemple, à Paris et où il n’y a pas une personne à la peau foncée. Et les films où le rôle du Noir est stéréotypé, tellement ridicule, méprisant…
Je compte sur les colloques, les débats avec les Anglo-Saxons, pour insuffler des choses ici où, vraiment, on est très peu nombreux. La difficulté, c’est aussi que, pour le colloque des Black studies qui s’est déroulé en novembre 2017, nous étions six organisateurs, dont trois Blancs. Et… Et je ne sais pas, comment dire… ?

Est-ce la difficulté de travailler avec des gens dont la connaissance de la question ne repose pas sur l’expérience ?
Oh, c’est certainement, disons, le premier problème, parce que j’ai l’impression que c’est au-delà de ça ! Au fond, par rapport à l’université, le problème est d’expérimenter la difficulté d’être à l’université et de parler de cette réalité, de parler de ça. Comme vous dites, ils ont une connaissance qui n’est pas basée sur l’expérience et, parmi les expériences qu’ils n’ont pas, il y a précisément le fait d’être Noir à l’université et de ressentir la difficulté d’avoir face à soi des gens disant, oui, mais pourquoi tu nous parles encore de ça ? Pourquoi fais-tu des problèmes où il n’y en a pas ? Eux peuvent venir avec un argument d’autorité, on les écoute sur ces questions où les Noirs doivent faire preuve de beaucoup plus d’imagination, plus d’inventivité pour dire, voilà, le sujet, voilà l’importance qu’il représente… D’où l’enjeu de la décolonisation de l’université pour y être vraiment. Je pense que les Blancs seront d’accord de dire, il faut plus de profs et même des Black studies, mais je ne pense pas qu’ils vont plus avant. Ils n’approfondissent pas leur réflexion sur les rapports dans ce lieu. Il me semble important pour produire un savoir sur la condition noire en Europe de partir des expériences qui sont plurielles, qui diffèrent en fonction des trajectoires et en appellent autant à des subjectivités noires qu’à des rapports particuliers au continent africain, des rapports non exempts de conflits entre les groupes d’origine nationale ou ethnique différents. Je trouve parfois très délicat de cantonner, par exemple, les groupes dans des catégories faisant uniquement référence à leur origine nationale. S’agit-il, par exemple, de comprendre les présences congolaise, burundaise et rwandaise distinctement… ? D’un certain point de vue ça l’est, mais je me méfie de cette distinction a priori qui ne s’est pas souciée des relations d’affinité politique, culturelle, sociale qui, en Europe et à travers une histoire migratoire qui a plus de 50 ans, ont pu se nouer.

Exposition « Comment décoloniser la statue de Léopold II ? », 26-31 mai 2017 au Brass’ART Digital Café , Place Communale 28, 1080 Molenbeek-Saint-Jean, Bruxelles

Cette catégorisation sert à dégager ou prouver quoi ?
Le « Belge » a tendance à penser que tous les Noirs sont Congolais (rire). L’assimilation est chose courante. Puis, probablement, il y a aussi a contrarioune vision du Congolais différente de celle qu’il y a du Rwandais et du Burundais. Par conséquent, il (« le Belge ») tâche de les distinguer. Comment les Africains sont-ils perçus, distingués, assimilés les uns aux autres, cela m’intéresse en tant que construit. Par contre, ces catégories ne doivent pas devenir celles qui objectivent et surestiment des différences et occultent, par conséquent, les alliances qui s’opèrent.

Restitution des trésors africains, 1re conférence-débat, avec Véronique Clette-Gakuba, organisée par Mireille-Tsheusi Robert, présidente de Bamko, association de veille antiraciste, au PianoFabriek, Bruxelles, 15 septembre2018

Dans ce cas, n’est-ce pas continuer le travail de l’anthropologue qui arrive quelque part, dans une région du continent africain, et décrète ceux-là sont à gauche, ceux-là à droite et ceux-là à l’autre bout ?
Oui, oui !

Mais qu’on soit originaire du Rwanda, d’Haïti ou d’un autre lieu, en tant que Noirs, il y a une expérience commune qui ne dépend d’aucun pays.
Je dis oui, en ajoutant que, néanmoins, en fonction du milieu où tu es, des tensions peuvent exister. Par exemple, avec les milieux congolais dont l’enjeu et l’urgence sont que leur pays est en train de se faire génocider, on comprend aisément que là, un moment donné, ça « crispe » (et le mot est faible) entre Congolais et Rwandais. Moi, je vis rarement ces situations, mais je sais qu’elles existent, c’est vrai ! Sauf que ça ne jaillit pas sur toutes les expériences qu’on fait en tant que Noir.

Dans cet exemple de crispation, c’est parce qu’il y a une question politique spécifique, frontalière ?
Oui, à la fois locale et géopolitique. Au Rwanda, il y avait ces rois qui ont centralisé l’idée d’une unité. Et après, c’est autour de ça qu’on a aussi joué des différences. On a dit que les Tutsis rwandais exploitaient les Hutus. Mais il y a aussi le sentiment de cette unité autour de la royauté qui a tenu tête. Après, ils ont saccagé cette royauté, donc ça reste terrible. Il ne faut pas non plus oublier la dimension religieuse, l’Église qui était bien implantée au Rwanda. Qui a bien endoctriné les gens là-bas. C’est sûr que cette autorité religieuse a induit d’autres rapports de domination. Il y a des conséquences aujourd’hui sur les façons de se percevoir mutuellement. Mais, de nouveau, cet élément me semble encore ne pas tout raconter des expériences qu’on fait en tant que Noir ici. Mon amie dont je vous parlais, dans notre précédent entretien (lire ici), celle avec laquelle vers dix ans, je tâchais de prendre conscience du fait que je n’étais pas Blanche, cette amie est Tchadienne. Je ne vais pas chaque fois que je pense à nos expériences me dire, elle est Tchadienne, je suis Rwandaise. C’est une chose complètement insignifiante dans ce que nous avons vécu.

Mais j’ai un grand ami qui est Guadeloupéen, et je m’en souviens, quand j’évoque mes quelques souvenirs d’enfance, l’émerveillement, la végétation, les colibris et on est ému tous les deux. J’aime me rappeler que les gens viennent d’un autre endroit que moi, que lui est Congolais, elle, Rwandaise… Parce que, c’est intéressant, c’est un moteur du dialogue. Je m’adresse volontiers à un interlocuteur en lui disant, mais toi qui viens de là ou qui as vécu telle expérience, que peux-tu m’apprendre ? Lui poser cette question est évidemment une chance d’entendre un récit. Vous dites le Tchad, aussitôt je songe que c’est différent du Rwanda.
Mais quand on s’adresse à des gens qui sont nés ici ? Qui n’ont pas la connaissance vécue de l’ailleurs ? Eux, ce sont d’autres histoires qui les accompagnent.

Marie-France Vodikulwakidi, Mireille-Tsheusi Robert, Véronique Clette-Gakuba, Cérina de Rosen, Babetida Sadjo, Dalilla Hermans, Marie Chantal Uwitonze, Afro Women’s Voices Talk, Bruxelles, 7 mars 2017

Parfois, ils peuvent raconter avoir, à un moment donné, interrogé leurs parents ou d’autres membres de la famille. Qu’ils ont recueilli de la parole ou du silence. Le silence des parents qui ne parlent pas. C’est le cas de ma mère… Ma mère qui, de plus, est schizophrène.
Ce silence fait partie des histoires accompagnant ceux qui sont nés ici, parce que, ce parent-là, quand tu es ici, au fond, il est souvent absent. C’est le cas avec le père de ma copine, qui est absent. Pas de la même manière que votre mère ou de mon père, mais il est absent quand même. Alors, on a quand même bricolé beaucoup de choses. En ce qui me concerne, oui, il m’a fallu beaucoup chercher… Je suis également allée chercher du côté congolais pour comprendre. J’ai puisé un peu dans l’histoire de mes copines.

Peut-être, qu’on raconte, en tant que Noir, est mal supporté à cause de l’effet de loupe. Cette parole met aussi en évidence des absences importantes.
Tout à fait ! Des absences fondamentales, humaines, oui !

Malgré tout confiance merci, art urbain, dans la galerie Matonge, Bruxelles

Cher tout le monde femmes, hommes et tant d’autres, en vous invitant à visiter le site web de Bamko, l’association dont la présidente Mireille-Tsheusi Robert organise des conférences-débats au PianoFabriek (voir ici), à Saint-Gilles, je vous quitte avec Miriam Makeba (1932 – 2008), chanteuse et militante politique née en Afrique du Sud, contrainte à l’exil par l’idéologie raciste de l’apartheid. To Those We Love (Nongqongqo), cette chanson d’une douceur enchantée est tirée de An Evening with Belafonte/Makeba, album qui a obtenu un Grammy Award, en 1966.