Interview de Jack Exily, créateur du personnage de Simon Soul

22/11/2019

By Christophe-Géraldine Métral

Simon Soul #3 : Mezcla – Les Chroniques vraies

Simon Soul : Mezcla – Les Chroniques vraies de Jack Exily, éditions Networksis, ©Christophe-Géraldine Métral/blog Les vagabonds sans trêves

Les vagabonds sans trêves : Ravie de vous revoir Jack Exily pour ce troisième entretien (1re interview ici et 2ème ici). Ce qui m’a frappé dans votre nouveau tome de Simon Soul, Mezcla – Les Chroniques vraies, c’est le souci de réhabilitation historique, l’attention portée à l’histoire des Noirs, mais incluse dans l’histoire générale du monde, l’histoire avec un grand H, dont elle n’est pas un épisode mineur, mais ressort à part entière.

Jack Exily, journaliste, dessinateur de presse, de bande dessinée et illustrateur de livre jeunesse, ©Christophe-Géraldine Métral/blog Les vagabonds sans trêves

Jack Exily : Les deux premiers tomes des Chroniques s’inscrivent dans l’actualité contemporaine ou l’information générale, puisqu’elles commencent, en 2015, par l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo, dans laquelle quatre dessinateurs connus du grand public : Cabu, Honoré, Charb, Wolinski ont été tués. Cet événement dramatique a eu un grand retentissement national et international. Ce qui m’a intéressé comme je l’ai dit dans un entretien précédent sur votre blog, mon désir d’alors, sans doute, en réponse à la grande lame émotionnelle, a été de rentrer dans un processus de compréhension.

Jack Exily, journaliste, créateur du personnage de Simon Soul, lors d’une séance de dédicace au salon du livre de Paris, 17 mars 2019, ©Christophe-Géraldine Métral/blog Les vagabonds sans trêves

Oui, je me souviens, prendre du recul, le temps de réfléchir, d’analyser en profondeur l’événement.
J’ai apprécié l’exercice et l’ai poursuivi avec le tome deux qui se termine, de part et d’autre de l’Atlantique, avec les élections des présidents Donald Trump et Emmanuel Macron. Quant au troisième tome, pour comprendre sa démarche, il faut préciser que je vends mes livres autant en distribution classique ou générale que dans le circuit communautaire. Or, dans ce dernier, je ressens un moindre intérêt pour les questions générales, lesquelles, pourtant, devraient concerner tout qui vit en Europe et ce indépendamment du groupe de la population auquel il est supposé appartenir. Les Chroniques
, je le répète, publiées sur mon blog au départ, traitaient à la façon de Simon Soul de sujets d’actualité, car, en en tant que journaliste, j’ai toujours pensé que je n’avais pas à sectoriser l’information, la régionaliser ou la cloisonner. L’honnêteté ou la décence intellectuelle exige le contraire. Peu importe nos origines, que nous soyons du continent africain, Afro-descendants, Européens, Américains, Asiatiques, peu importe notre profil, nous pouvons nous emparer des événements et des phénomènes qui englobent le monde. C’est ce qui fait, de notre activité, quelque chose d’intéressant, lui donne tout son sel. ! Mais pour le troisième tome, je me suis dit, pourquoi ne pas faire le lien, c’est un vrai défi, très intéressant, faire le lien entre des événements dans l’histoire ou l’actualité impliquant davantage des Noirs, ou des épisodes dont ils sont les héros, souvent, méconnus ou minimisés. Parce que ce mouvement de marginalisation ou de relatif effacement, c’est quand même dans l’ordre des choses, non, pour être plus précis, dans l’ordre actuel de l’organisation des choses.

l’ancien captif affranchi, chef de la Révolution haïtienne (1791-1802) figure majeure des luttes anticolonialistes, abolitionnistes et du mouvement pour l’égalité des êtres humains, Toussaint Louverture face à un Napoléon Bonaparte loupant le sens de l’Histoire, facebook.com

S’agit-il de combler ce qui peut apparaître aux yeux du grand public comme un vide, non en soi, mais du fait d’une omission ? du manque de récit ou d’une pauvreté des représentations limitées par les stéréotypes ?
Oui, par exemple, quand je parle de la Première Guerre mondiale, je mets l’accent sur ces soldats musiciens qui ont combattu en Europe, notamment en France. Concernant cette histoire que je connaissais déjà et qui m’avait fasciné, je me suis dit, il faut que je trouve un angle, une façon de pouvoir évoquer ces gars-là ?

Le lieutenant James Reese Europe, musicien, compositeur new-yorkais qui a combattu durant la Première Guerre mondiale. Son orchestre militaire participe à l’introduction du jazz en Europe, commons.wikimedia.org

Peut-on parler d’hommage ?
Jack Exily : Bien sûr, dans la mesure où, selon moi, il n’y a d’hommage que s’il importe de rester au plus près du vécu des êtres. Puis, de ne se montrer jamais trop rigide, voire trop sérieux sur les thèmes abordés. Après tout, je viens du dessin satirique. J’aime ce ton ! Alors, j’essaie, malgré l’immense drame humain qu’est la Grande Guerre, malgré et peut-être aussi à cause de la gravité du sujet, de trouver ce qui pique, qui peut faire sourire et, par ce biais, amène à une réflexion sur nous, humains. J’ai donc choisi James Reese Europe, ce musicien et compositeur de jazz, qui, avec son 15e régiment de la Garde nationale de New York, ou 369erégiment d’infanterie US, introduit le jazz en Europe. Fantastique épopée que celle de ce régiment ! Un régiment qui, parti de Brest, en passant par Nantes, a combattu, si ma mémoire est bonne, pendant 191 jours, sans subir de défaites, opérant, en France, sur la côte ouest, et aussi en Champagne et en Alsace. Qui plus est, c’est également la première unité alliée à franchir le Rhin. Je trouve dommage que l’histoire telle qu’on l’enseigne, le récit officiel ne retienne pas cette prouesse.

Jack Exily, journaliste, créateur du personnage de Simon Soul, lors d’une séance de dédicace au salon du livre de Paris, 17 mars 2019, ©Christophe-Géraldine Métral/blog Les vagabonds sans trêves

Ce sont des héros effacés…
Effacé, comme ceux de la Seconde Guerre mondiale ! Il y a beaucoup de soldats africains, afro-américains, antillais qui, là aussi, ont fait preuve d’un courage admirable, mais leurs figures sont ignorées. Leur héroïsme n’a pas marqué les mémoires. C’est à nous, dessinateurs de rechercher cette matière relativement oubliée ou laissée en jachère, de la mettre en avant, de la conter avec la conviction que notre coup de crayon est une pierre ajoutée à l’édifice de la justesse de l’histoire.

Chuck Berry en concert à Deauville France en 1987, photographié par Roland Godefroy, commons.wikimedia.org

Plus loin, dans l’album il est encore question de musique avec Chuck Berry, un talent, lui, quand même reconnu…
Chuck Berry était, il est un de mes musiciens et chanteurs préférés ! Mais sa vie, c’est, finalement, la continuité de la même histoire irrévélée ou de l’histoire tue, peu manifeste, comme remuant dans l’ombre, des africains et des Afro-descendants partie prenante de la grande histoire occidentale. Et Chuck Berry, ce musicien qui a inventé le rock-and-roll, tous les fans de musique le savent, ce n’est pas le problème, donc Chuck Berry, finalement, faisait face aux mêmes difficultés que la plupart des Noirs.

Chuck Berry, Gibson guitar, in Simon Soul : Mezcla – Les Chroniques vraies de Jack Exily, éditions Networksis, facebook.com

À tous les niveaux, il est fascinant de constater que cet artiste est confronté aux mêmes problématiques. Quelqu’un comme moi a les mêmes défis à résoudre que Chuck Berry qui était une pointure, un géant dans son domaine, véritablement un monstre sacré. Ces difficultés, il doit certainement les affronter à cause de ses choix : il sillonnait même le monde entier avec sa simple guitare. Enfin, simple, pardon, une Gibson ES-335 ! Et avec sa guitare, il prenait l’avion et allait faire des concerts, il jouait. Et il cherchait à rencontrer des accompagnateurs, entendez, d’autres musiciens dans les villes où il se produisait. Il n’avait pas un staff qui résolvait ses questions logistiques. Voilà à quoi je veux en venir : inventeur du rock-and-roll, Chuck Berry n’a jamais été une rockstar, il n’a pas mené cette vie. Ce qui est intéressant aussi, c’est que les grandes rockstars l’ont toujours adulé. D’ailleurs, Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones, a déclaré que si on devait donner un autre nom au rock-and-roll se serait Chuck Berry. On pourrait penser qu’un artiste de sa stature a eu la vie facile, en particulier, l’accès à de grandes scènes, du point de vue de la taille ou du prestige, eh bien non, il faisait plutôt le troubadour.

Chuck Berry en ange avec sa guitare Gibson dans Simon Soul : Mezcla – Les Chroniques vraies de Jack Exily, éditions Networksis, facebook.com

Un troubadour dont la vie, à bien des égards, est cabossée…
Il est né, il faut le rappeler, en 1926, à Saint-Louis, dans le Missouri et comme l’a montré un documentaire diffusé en avril dernier, sur ARTE, il y avait dans sa ville natale un shérif qui ne l’appréciait pas du tout. Je n’en ai pas parlé dans Les Chroniques, parce que ça déborde de l’objet qui est de faire découvrir Chuck Berry et de rendre hommage à cette figure, un personnage totalement hors-norme. Puis montrer que c’est lui le père fondateur et que les autres, tous les autres lui doivent quelque chose, pour ne pas dire tout. Quand il le disait de son vivant, ce n’était pas de la prétention, c’était un constat ! Et pour faire cette chronique, je me suis renseigné, mais j’ai aussi replongé dans sa musique. J’ai acheté son dernier album, un album posthume qui me paraît meilleur que les précédents. C’est-à-dire qu’il y a une telle profondeur, une telle profondeur d’âme. Il s’est bien entouré pour sa réalisation. Vraiment chapeau, monsieur Berry !

Chuck Berry, probablement en 1958, pour le single Jonny B. Goode, commons.wikimedia.org

À vous entendre, je me dis qu’il s’agit de plus que de divertissement. Comme peut-être Nina Simone, il ne chante pas que pour distraire, juste pour amuser, il y a autre chose en jeu, une épaisseur, dans sa musique, de l’ordre peut-être de la transmission, de l’apport de conscience… Ces chansons nourrissent, ouvrent l’esprit. Elles sont le carburant d’un certain mouvement de pensée. Les jeunes, les ouvriers, les artistes, les esprits qui s’interrogent, tous ceux qui sont en quête d’une réflexion sur la condition humaine ne s’y trompent pas…
Avec Nina Simone, c’est flagrant, cette analyse me semble juste. Mais la musique et les paroles de Chuck Berry, bon, c’est plus festif ! Et pour cause, c’est du rock qui déménage, comme le veut le genre. D’ailleurs, on n’imagine pas, le séisme, la musique rock, cette déflagration, avec les jeans et les blousons en cuir, la manière dont tout ça a affolé la jeunesse blanche des années 50… Et quand on voit l’importance de cette révolution musicale et culturelle, oui, c’est un bouleversement profond, dans Les Chroniques, en ce qui concerne Chuck Berry, il s’agissait de se demander comment un tel monument de la musique a pu être aussi bassement considéré. Mais, en se penchant sur son histoire, on peut envisager qu’il a sans doute conservé son équilibre grâce à sa cellule familiale. Parce que sinon, il y aurait de quoi devenir fou. Entendez, ce n’est pas un homme qui a fini drogué, alcoolique, dans une chambre d’hôtel sordide ou luxueuse, avec le nez saupoudré de cocaïne.

Le journaliste et dessinateur Jack Exily, créateur du personnage de Simon Soul, en compagnie de deux fans, au salon du livre de Paris, 17 mars 2019, ©Christophe-Géraldine Métral/blog Les vagabonds sans trêves

Les vagabonds sans trêves : Tout au long de cet album, dans la manière dont Simon Soul décrit des situations tragiques, on sent un humour, mais, pas toujours féroce, car, il y aussi de la tendresse, une bonté…
Certainement à cause des sujets abordés ! Et entendant votre remarque, j’avoue avoir éprouvé, avec les deux premiers albums plus, disons, de facilité. Peut-être parce que je restais davantage dans le territoire du dessin de presse. Souvent avec les thèmes généralistes, on arrive à trouver un angle de traitement à l’aide de mots clés, en faisant une recherche sur tel ou tel sujet, un brainstorming, voire un entretien avec le ou les bons interlocuteurs. Ainsi, on parvient toujours à dénicher le petit truc qui va faire mouche, sourire ou rigoler. Mais, dans Mezcla – Les Chroniques vraies, il y avait un attachement particulier. Une dimension affective, vous avez raison, témoignant d’une attention inquiète. Comme, par exemple, pour les phénomènes climatiques. Derrière le caractère très technique du sujet, il y a une préoccupation personnelle, je suis né à la Martinique et, il y a une dizaine d’années, après le passage d’un cyclone, ma sœur et moi avons dû reconstruire la maison de notre mère. Ces phénomènes me font peur. Je suis, en effet, directement concerné. Quand j’entends qu’un cyclone se prépare, quand on approche de la saison cyclonique qui commence en juin et se termine en novembre, je reste attentif à ce qui se passe… à ce qui se passe en Haïti, à ce qui se passe à la Dominique, à la Guadeloupe, à Saint-Martin…

Ouragan Irma dans Simon Soul : Mezcla – Les Chroniques vraies de Jack Exily, éditions Networksis, facebook.com

Les phénomènes climatiques extrêmes, que les médias présentent comme une catastrophe future, ont toujours été là pour une partie de la population du monde ? Ce n’est pas l’avenir, c’est le présent.
Jack Exily : Sûr ! De la même façon que le passé est toujours présent. Par exemple, James Reese Europe, un des protagonistes des Chroniques, est mort peu après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1919, tué par un de ses musiciens, le 9 mai, précisément, poignardé par un membre de son groupe. La Première Guerre mondiale, on pourrait croire que c’est du passé. Que c’est du passé maintenant. Mais non ! C’est bien plus qu’une mémoire vive. En fait, cette année vieille d’un siècle est un sujet d’actualité. Elle est encore un sujet d’actualité brûlante ! 1919 est l’année de la conférence de la paix de Paris organisée par les vainqueurs de la Grande Guerre qui aboutira en juin à la signature du traité de Versailles, lequel traité inéquitable, on connaît l’histoire, va, hélas, poser les bases de la suite… Oui, l’ivresse d’être vainqueur sans compassion ni respect pour le vaincu, n’est-ce pas la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale ? et le fardeau pluriséculaire sous lequel tant de peuples dans le monde, tant de populations continuent à se débattre… ? 1919 n’est pas terminé ! Il y a quelque chose du XXe siècle qui n’en finit pas de se jouer et se rejouer dans le XXIe. C’est dire qu’on a grand besoin d’autre chose, grand besoin d’appeler au dépassement tant individuel que collectif.

Chuck Berry, circa 1957, commons.wikimedia.org

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, Simon Soul #3 : Mezcla – Les Chroniques vraies et les autres livres de Jack Exily sont disponibles sur soulnetworks.org, le site de l’artiste, sinon, vous pouvez vous les obtenir dans les bonnes librairies et sur les grands sites de vente de livres (par exemple ici et ici). Comment ne pas se quitter avec Chuck Berry et Johnny B. Goode, la seule chanson de rock’n’roll du Voyager Golden Record envoyé dans l’espace ? 

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