coups de tête

La migration des murs de James Noël

La poésie à l’épreuve des murs

James Noël, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement, manifestation organisée par Coopération Éducation Culture ong au Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Publié chez Galaade, dans la collection Auteur de vue, le recueil La migration des murs de James Noël est une œuvre protéiforme, sans point et sans fin comme le règne proliférant des constructions contre lesquelles butent le marcheur et celles tellement plus pérennes prisons de l’esprit.
Il faudrait un peu méditer sur les
murs des maisons, qui parfois sont
sans fenêtres ni portes de secours
Nulle vue qui ne donne sur l’humain
p. 18

James Noël est né en 1978, en Haïti. Situons le contexte, le lieu dont la capitale a tremblé jusqu’à la tombée en tas de murs.
                       Un mur qui tombe,
par principe, n’écoute pas de prière,
il emporte tout sur son passage
p. 45

James Noël lisant La migration des murs, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement, Bruxelles, 8 juin 2017

Cher tout le monde, femmes hommes et tant d’autres, dans cette île, où le peuple compose des vers comme il peint, comme il chante, comme il musique, comme il philosophe, comme il danse, comme il sculpte, en Ayiti, le poète est souverain. Sa souveraineté est même la seule qu’on ne destitue pas. Ce pays de longue tradition de coups d’État vénère la capacité poète de renverser le pouvoir et la pensée rudimentaire sans jamais faire couler le sang. Il est vrai qu’Ayiti est une cata-tacatacata terre de chaos ! Une terre de succession de catastrophes non naturelles dont – oh sûr – la pire est la chose politique.
Le plus inquiétant dans cette affaire,
c’est de voir les murs qui avancent
avec nom et prénom à l’appui Ces
murs osent faire la sourde oreille au
grand dam de la foule Comme ces
murs sont nommés, ajoutons qu’ils
jouissent d’une bonne situation
sociale, ils se permettent de ne pas
répondre à l’appel
p53

Le peuple a la conscience profonde de ça, une connaissance des vrais faux fléaux qui entretiennent les sentiments démissionnaires et la détresse sociale.
Abordons le chapitre du monde, en
gros, ce n’est qu’une histoire de murs
p. 23

James Noël, Ayiti la !, Jardin botanique, Bruxelles, 8 juin 2017

Comme les yeux nyctalopes de la chouette sondent les nuances de la nuit, le peuple sait, en chair et en os, de la surface jusqu’aux tripes, que tous les chaos ne se valent pas. Que certains mettent plus d’espace et de vie essentielle dans la vie des hommes et d’autres plus d’arbitraires et d’entraves.

Les murs sont des preuves matérielles
de la lourdeur de notre époque
p. 40

Vivant au pays des marchandes promptes à déballer leurs articles sur n’importe quel bout de rue ou de placette sans trottoir, le peuple aime, qu’en dépit de l’autorité désireuse de les enfermer dans des marchés clos, les mille milliers de microbazars assurent la présence des femmes marchandes et acheteuses, dans un espace public, de facto, convivial.

James Noël présentant la revue IntranQu’îllités, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement,  Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Oui, le peuple sait que le désordre de l’ordre établi est une insulte à l’intelligence du désordre qui est son amour ou sa liberté – va savoir ! – de composer des vers comme il peint, comme il chante, comme il musique, comme il philosophe, comme il danse, comme il sculpte… parce que… Parce qu’il le fait bien. Et que, en terre de tacata-chaos, se révéler goutte-à-goutte de talents, dispensant au monde des trésors de sensibilité, n’est-ce pas être au mieux de l’humain ?

James Noël lisant la revue IntranQu’îllités, Ayiti la !, Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Les murs sont des preuves matérielles
d’une grande lourdeur tout
simplement
p. 95

Une précision encore : quand, dans le domaine poétique, le phénomène dynastique est au service de l’accélération du sens, le peuple applaudit que le poète soit fils de… de Frankétienne, un père, sinon spirituel, du moins spiraliste, qui a salué la précocité de James Noël. Ce passage de témoin est, comme l’apparition des petits astres chevelus, un signe d’intense merveilleux.

C’est en homme de théâtre et aussi en artisan de la métaphore profondément déplacée que notre poète part à l’assaut des murs sur la crête inégale desquels sa danse des mots évoque nos maux et nos maudissements dans ce qu’il appelle lui-même un « pamphlet poétique », taillé pour la scène d’un appel tambourinant : (r)évolution ! Un pamphlet poétique forgé comme un bouclier très urbain dont les images ont vocation puissante à délier les prisonniers de la caverne transnationale des murs que nous sommes, tous, peu ou prou. Au vrai, la victime de l’arrêt du migrant en nous.

Les murs n’ont pas de passeport ni
de carte d’identité. Déchet d’une
idée qui nous partage entre erreur
et errement depuis le millimètre
épisodique de l’équerre
p. 52

Regardez la couverture de La migration des murs. Les couleurs ? Un hommage au drapeau de Jean-Jacques Dessalines ?
Gloire à la santé des peuples qui
refusent d’être otages de la pandémie
des murs Tous ces murs systémiques,
systématiques, parasismiques, qui ne
tremblent pas devant le biberon troué
d’un enfant rempli de la plus grande
soif de vivre
p. 117

Je ne sais pas. J’imagine. Peut-être, au hasard d’une rue sans trottoir de la ville de Hinche dans le Plateau Central, le petit James a lu : défense d’écrire sur les murs. Une injonction si curieuse, ça vous marque un poète en herbe.

Les mots sur les murs sont stratégie
fine pour leur donner une couche
d’humanité
p. 74

Des années plus tard, je ne sais pas, j’imagine, alors qu’il est à la Villa Médicis, pensionnaire des vieux murs de Rome, le poète est pris de folie. Pardon ! d’un grain de folie gros comme la Terre et, débridée, comme la vie qui s’ébroue, se cherche dans le « pas comme il faut »…
Pisser contre les murs ne consiste
en rien à les liquider Au contraire,
les murs en tirent un point chaud
p. 79

… Et le culot de donner de la voix aux interrogations sans point ni fin…
Qui a dit que l’équerre était l’enfance
des instruments Un instrument
marqué à ce point au millimètre
saurait-il avoir une enfance
p. 31

James Noël lisant La migration des murs, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement, Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Avec une perspicacité tantôt facétieuse, tantôt caustique, tantôt méditative, qui bataille et détaille, l’audace funambule de l’écriture-haut-les-cœurs entraîne le lecteur dans l’inattendu :
Cassés en deux par des événements
de force majeure, les murs
prétendent que c’est délibérément
qu’ils entrent parfois dans
l’intégrisme de la porte ouverte
p. 85

L’escalade de ce sujet paradoxal, la poésie l’a-t-elle souvent tentée ? Pourtant n’en va-t-il pas de sa dignité même que d’attaquer et d’ébranler le règne tyrannique des murs ?

La civilisation des murs est
arrivée à sa fin Pour que les murs
redeviennent viables, ils doivent
tomber
p.12

Savoir que les murs tombent est une joie dont la saveur ne masque pas ce scandale :

Les murs
n’échappent pas à la chute, mais
résistent à la déchéance               

p.52

Ce n’est un secret pour personne : les murs poussent plus vite que les arbres.

La prolifération des murs, la pluralité
des murs est un fait singulier qui
exige un interrogatoire express de
tous les propriétaires du monde,
tous les propriétaires, petits et
gros Pluralité des murs, attention
fait singulier
p. 16

James Noël, lecture, Ayiti la !, Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Notre quotidien : les murs érigés contre la liberté de l’espace et du pleinement vivant.

Tentaculaire, la mort passant par
de grandes artères et non avenue
Attention les villes tuent
p. 66

Quels qu’ils soient, les murs ont une haute opinion d’eux-mêmes :
Quand un mur prend feu aux yeux
d’un peuple, il se targue dans la
foulée de posséder le monopole de la
chaleur humaine
p. 109

S’« il n’y a pas de mur plus sexy, plus métaphorique qu’un autre » (p. 98), alors, d’où vient leur suffisance ?

Quand on pense que le ciment est
représenté souvent comme une
matière grise, alors on comprend
p. 88

Et leur capacité à proliférer comme une espèce parasite ?
On peut contre les murs opposer
des bulldozers, mais des petits murs
nous attendent au tournant
p. 41

À ce propos et à d’autres, il y a mensonge et omerta : Les murs font écranp. 62. Ça signifie que les murs ne sont un secret pour personne. Seulement, voilà, « le cas clinique du monde » (p. 21), au pied du mur, c’est, d’une façon ou l’autre, de toutes les façons, l’humain perdu, la parole coffrée. La destruction de la part merveilleuse de chacun.
Ce n’est pas tous les jours
qu’on parle des murs
Attention sujet tabou
Là-dessus, c’est tout le monde
qui fait le mort
p. 9

James Noël, Ayiti la !, Jardin botanique, Bruxelles, 8 juin 2017

Pourquoi les murs condamnent-ils davantage qu’ils abritent ? C’est qu’avant d’être des ouvrages de pierre, de brique ou de béton, avant d’être le fruit de la maçonnerie, ils sont les idées-roches que cimentent les croyances. Et la croyance ne se raisonne pas. Voilà bien sa grandeur et sa misère ! Allez raisonner l’individu qui place le goût de l’argent au-dessus de tout et, dans son système d’argent-roi, l’appauvri qui finit par se penser vraiment pauvre. Allez raisonner le bien convaincu que le masculin l’emporte sur le féminin et celle que la société contraint à évoluer dans la sordidité de son propre effacement. Allez raisonner l’envahissant qu’un fardeau civilisationnel incline à parler pour tout le monde et l’autre, si constamment relégué, qu’il ne nomme plus son combat « droits de l’homme »…
Avec les murs, il n’y a pas de porte
de secours Toute issue pose un
problème, toute sortie impose tout
un monde de fermeture
p.43

C’est ça, essayez donc de raisonner des certitudes conscientes ou non du dur de leurs épaisseurs ! La cause est d’emblée perdue. Mais n’est-ce pas pour ça que, de génération en génération, les poètes relayent le fondamental des résistances ? Pour ça que le nôtre rappelle :
Les murs ont sur nous une longueur
d’avance Pas la peine de chercher
le nombre de pieds que fait un mur
p.13

James Noël lisant Le pyromane adolescent, Ayiti la !, Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Dans le théâtre de la vie où les murs, eux, ne font pas de la figuration, la pièce a déjà commencé quand on ouvre les yeux.
Quête sans niveau avec une bulle
en profondeur L’homme, muté là
dans le flou de son ponçage, peut
s’atteler à mesurer les murs à l’aune
de ses fémurs, pour comprendre
leur évolution et leur marche
dans l’histoire
p. 13

On naît toujours en retard sur l’intrigue, le roman familial, national ou autre, ignorant de l’ordre sujet-verbe-complément de la langue faite de barrières, ignorant des facilités d’exécution de l’économie de mutilation entre course d’obstacles et tir de barrage. On apprend ça, la dure rengaine, entre six cloisons, en rang d’oignons, dans le box des classes.

Liberté statue et statu quo
Napoléon statue et statu quo
Staline statue et statu quo
Descartes statue et statu quo
statue de sel ni statue
ni salée statu quo tout de
même Jean-Paul II statue et
statu quo Albert Ier statue et
statu quo Christophe Colomb
statue et statu quo
p.70

On apprend ça, la leçon dure, au boulot et ailleurs… Ailleurs, où on s’imprègne de la loi-forteresse des murs de sommation dont la voix de marbre ordonne : verrouillez-vous les uns les autres ! Poursuivez le duel du duo dominant-dominé ! Soyez un bon élément du bon côté de la barricade supérieur-inférieur !

Chez les durs, l’œil est fracassé à
chaque détour Découle le sang dans
le sens du fil à plomb Absence de
perspective Angle mort Aveuglement
sur toute la ligne de l’horizon
p. 54

La loi-forteresse des murs de sommation usinent des petits et gros propriétaires de murs anthropophages, des gardiens du système insatiable qui sont autant de grands et modestes esprits captifs, tous synonymes de petites mains assujetties au sentiment d’un « y a pas le choix » que les anciens qualifieraient de damnation.
Cela ne sert à rien de diaboliser
les murs Le problème remonte
à l’équerre, parmi d’autres
instruments à géométrie variable Les
propriétaires, petits et gros, pèsent
très lourd sur le dur marché des
murs Dès l’enfance de l’équerre, ils
ont posé la première pierre, ils sont
arrivés ensuite à imposer les murs
Comme seul horizon indépassable
p. 29

James Noël, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement, manifestation organisée par Coopération Éducation Culture ong au Jardin botanique de Bruxelles, 8 juin 2017

Le verrou du « y a pas le choix », c’est du pré mortem entre quatre murs au post mortem entre quatre planches, l’homme rivé sur place, fusillé, dos au mur, de tous les côtés, qui ne sort pas de la longue saison d’inexister en régime de non-sens et de néant actif.

En roue libre, on va droit dans le
mur Là-bas, au plus près de la pierre
tombale, c’est le mur, encore, qui dit
son dernier mot
p. 100

Plus on adhère à l’impitoyable « y a pas le choix ! », plus on s’enfonce dans le marasme du qui gagne perd l’être-magie et sa poésie au nom de l’avoir et des murs d’hybris de l’économie de rareté de soi à flux tordus par l’impossibilité de se demander qui du gardien ou du prisonnier a le plus besoin des murs pour se lever le matin.
Solide absence de liens, solide
absence de ciment social des espèces
Et des espaces Fortement critique,
le cas clinique du monde au pied du
mur De ce côté dur de la réalité des
murs, c’est à la base la vie qui en sort
écrasé
p. 21

Entre les murs de sommation, la voix de marbre de la loi-forteresse fascine le collaborateur-gardien du dispositif de mise à l’isolement de qui n’est plus un semblable. Un homme à part entière.
Dans les rayons de services de
l’immigration, il est loisible
d’identifier les agents visibles des
murs, ils sont de vrais numéros
p. 49

James Noël, Ayiti la ! Les lettres haïtiennes en mouvement, manifestation organisée par Coopération Éducation Culture ong au Jardin botanique de Bruxelles, le 8 juin 2017

Exclus et presque non humains cadenassés de tous les côtés des murs : personne, non, personne ne devrait se sentir autant personne.
Dans les rayons de services de
l’immigration, il est loisible
d’identifier les agents visibles des
murs, ils sont de vrais numéros avec
leurs codes-barres d’hommes vendus
au prix fort sur le marché
p. 57

Makenzy Orcel, Néhémy Pierre-Dahomey, Gary Victor, Dany Laferrière, Loui-Philippe Dalembert, Emmelie Prophète, Felwine Sarr, James Noël, Ayiti la ! Jardin Botanique, 8 juin 2017

La migration des Murs rappelle que la dignité de l’homme, au pied du mur, des concepts philosophiques, des représentations de vieilles représentations artistiques et médiatiques, des circulaires administratives, des procédures juridiques, des logiques économiques, des crispations identitaires, des idéaux religieux de pureté au détriment de la vie, des murs d’abstraction et d’arbitraires lui règlent son compte : le sujet est clôturé. Affaire classée ! Éteignez tout !

Les murs ont des agents doubles
et des cadres très haut placés sur le
marché Les murs ne pensent pas,
mais possèdent un lot de crimes
aveugles dont les auteurs intellectuels
se heurtent à la myopie de la justice
Les murs peuvent alors se dispenser
de penser, avec autant d’auteurs
intellectuels
p. 46

Aussi polymorphe que le capitalisme qu’on peine à définir, mais qu’on reconnaît à ce qu’il produit : « le devenir stupide » du travail (La sorcellerie capitaliste, éditions La Découverte, 2005, p. 44), les murs se reconnaissent à leur action de capture multipliant, dans le paysage physique et mental, les cachots d’impuissance remplis de haine de soi et de l’autre.

Il existe une nouvelle migration
beaucoup plus forte que celle des
flux qui pousse le sang à bouger,
les lignes dans tous les sens des
hémisphères Une migration en dur,
qui massacre le champ libre du cœur
à coup de barre de fer
p. 44

L’administratrice déléguée de CEC ong, Dominique Gillerot, médiatrice de la rencontre-lecture avec Rodney Saint-Éloi, James Noël, Felwine Sarr, Emmelie Prophète, Dany Laferrière, Néhémy Pierre-Dahomey, Ayiti la !, Jardin botanique, Bruxelles, 8 juin 2017

Dieu qui a construit l’homme à son image, c’est une histoire de foi. Les murs qui sont le reflet de la biologie de l’humain captif, c’est un constat de mimétisme, grave et loufoque, volontiers bouffon – on entend le baladin dont la scène des farces est politique. Dans le recueil de James Noël, les murs ont une odeur (p. 28), des oreilles, mais surtout des yeux maquillés en vidéosurveillance (p. 97), un intestin grêle (p. 2), un évangile (p. 60), des modes de communication (p. 81)… Ici, un mur défèque (p. 55), là, on découvre le dessous des mœurs : l’amour cadavre (p. 69). L’éthologie quelque peu épique des murs est un point de départ, de départ de lutte contre cette colonisation par le pire de nous-mêmes :
Un dé jeté ne saura abolir un tout
petit pan de mur sous prétexte de
sécurité, les murs essaient de tenir
tête à la vie tremblante
p. 17

Il faut comprendre : on n’est pas sorti de l’auberge du Léthé capitaliste plongeant dans l’oubli de l’oubli de notre sensibilité, pas sorti des murs conquistadors de l’invention de la race permettant de déchaîner la violence sans manman du frère sur le frère. Et il faut marteler que cette fiction de mur, au milieu des êtres humains, est une malédiction familiale amplifiant les idées de murs et, de tous les côtés des murs, la faculté de prédation de tous par tous.
les murs n’ont pas d’aisselles Par
cynisme, les durs des quartiers, des quartiers riches et des
lunes sans quartiers rêvent de donner
une couche d’humanité aux murs,
histoire de brouiller les pistes, de
cacher les bornes qui, elles, n’ont pas
de limites en matière de renforcement
de l’apartheid
p. 39

James Noël et l’écrivain malgache Johary Ravaloson, salon du livre, Paris, mars 2017

Comment n’être pas happé par les Lumières prédatrices ? Et la loi-forteresse du piège racontant qu’avec le progrès, la nuit du sous-développement s’est étendue de tout son long, sur des territoires passés, en un jour, de l’abondance au manque de ce dont elles ignoraient l’existence ?

Les murs de la chapelle Sixtine
sont des murs comme des autres
p. 98

Le poète haïtien Béo Monteau, la poétesse innue Natasha Kanapé Fontaine et James Noël, salon du livre de Paris, 27 mars 2017

Comment s’évader du règne têtu des murs ? En acceptant que ces territoires sommés de se soumettre illico soient en nous. Et que les murs de sommation occultent une vérité fondamentale : la négation de l’autre n’est jamais locale – le nous de la condition humaine s’entend en toutes ses régions. En empêchant la conscience de continûment faire la navette entre l’individu singulier et l’humain, la situation spécifique et l’horizon qualitatif de la richesse humaine, les murs de sommation tuent le ressort du bon et du beau, le mouvement de la poésie, autant dire la part merveilleuse, la merveilleuse part de notre précarité destinale à laquelle, génération après génération, les poètes s’adressent. Le nôtre prophétise :
Viendra un jour un peuple
de maçon de dernière heure,
Qui se retournera d’un seul bond,
En reptilien boomerang contre les
murs Un peuple de maçons, comme
nouvelle cheville ouvrière de la
destruction des murs
p. 35 et p. 112

De la fondation Monde, notre poète est un donateur essentiel, un fabricant d’énergie singulière, de vibration incendiaire de toute beauté incendiaire, de jubilation émeutière de toute bonté buissonnière qui proclame liberté à son de trompe ou de lambi, l’instrument, aux Antilles, servant à annoncer les grands événements, naissance, mariage, mort, mais aussi l’heure de la révolte. Au cœur du règne asphyxiant des murs, l’optimisme n’est pas un luxe : c’est le chemin de l’invention de nous…
Un peuple de maçons pour en
finir avec la surpopulation des
murs, en finir avec leur strip-tease,
leur idée fixe et autres alliances
consolidées avec l’acier En finir
avec l’arrogance de tous ces murs qui
prennent des barbelés pour des
colliers d’argent
p. 37

James Noël avec la revue IntranQu’îllités N°3, stand des éditions Zulma, salon du livre Paris, 27 mars 2017

Rien n’est inéluctable, si les mots déposés autrement peuvent raconter une histoire qui fait tomber les murs. La disparition des murs qu’on escalade physiquement est inséparable de la disparition des murs derrière quoi l’esprit tente d’exorciser son sentiment de fragilité. Un peu partout sur terre, se raconte, sous la forme de chants, de mythes, de poésies, de légendes, l’histoire de l’esprit tourmenté par le fait d’exister de manière imparfaite. D’où la tentation de vouloir s’abriter, d’aspirer à plus de solidité dans le rejet de l’interdépendance, donc le mépris du corps et des contingences terrestres. Seulement, comme l’autosuffisance est une mesure de protection, pas un but existentiel, l’idéal allergique à l’incomplétude poursuit sa liberté en confondant fragilité et vulnérabilité.

James Noël avec la revue IntranQu’îllités N°3, stand des éditions Zulma, salon du livre Paris, 27 mars 2017

Cette confusion porte à dénigrer le caractère ontologique de la relation : existant moins qu’il ne coexiste, l’humain n’a d’autre lieu que le lien avec l’autre. La vulnérabilité est le propre de sa condition toujours ouverte au monde. D’ailleurs, ses mains font entrer les objets fabriqués avec passion dans la dignité du vulnérable qu’elle anime. Comme la philosophe Simone Weil dit, dans La Pesanteur et la Grâce, « La vulnérabilité des choses précieuses est belle parce que la vulnérabilité est une marque d’existence ».

Quelque grand que soit un mur
il est conduit à faire faillite en
nous, à s’effondrer dans un de nos
moindres tremblements intérieurs
p. 30

La mise en page de La migration des murs est sans pareille. Il y a l’écriture continue, le flux ininterrompu d’une longue phrase comme une parole frise épinglée en haut et parcourant tout le livre. En bas, au ras du plancher, l’agencement des mots figure des pans de murs inégaux, peut-être aussi des calligrammes d’affiches déchiquetées qui livrent les courts poèmes en vers libres. Quelques pages noires, comme la nuit du refuge offerte au marcheur, accordent à l’imaginaire du lecteur une obscurité rien qu’à lui.

James Noël, Ayiti la !, Jardin botanique, Bruxelles, 8 juin 2017

James Noël est l’auteur d’une dizaine de livres dont les thèmes sont les imaginaires, la nuit, l’océan, la liberté, l’altérité…

Il est cofondateur de la revue IntranQu’îllités et fondateur de Passagers des Vents, une résidence artistique et littéraire en Haïti. On lui doit également l’Anthologie de poésie haïtienne contemporaine réunissant 73 poètes, un ouvrage dont Les vagabonds sans trêves ont abondamment parlé.

Son premier roman Belle merveille sortira le 24 août 2017. En outre, il vient tout juste, chapo ba ! d’être promu chevalier des Arts et des Lettres.

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, je vous invite à regarder la vidéo d’un extrait de la lecture à deux voix de La migration des murs, par l’auteur lui-même et par le chanteur, musicien et peintre français Arthur H. Ce spectacle s’est déroulé à la Maison de la poésie, à Paris, le 18 septembre 2016. Et comment, alors, ne pas rebondir vers le mythique Another brick in the wall de Pink Floyd, sorti en 1979 ?