La vie en poésie résistante
Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, c’est en 2010, l’année du séisme, que j’ai ramené dans mes bagages l’extraordinaire recueil L’encre est ma demeure, acheté dans la succursale de la fameuse librairie La Pléiade à Pétion-Ville. Je ne connaissais pas le poète et dessinateur haïtien Georges Castera né le 27 décembre 1936 à Port-au-Prince. C’est avouer combien je ne suis ni précoce ni attentive, car Castera est une figure majeure de l’espace littéraire haïtien, qui a mis sa plume au service de la rébellion poétique.
Dans la préface de cette anthologie à pleurer d’intelligence, dont le seul défaut est la brièveté, Lionel Trouillot écrit : Ce n’est pas une injure de dire que Castera est perçu comme le plus politique des grands poètes haïtiens et l’un des initiateurs de la modernité poétique. Dans une solitude assumée tout au long d’une quarantaine d’années d’écriture, au point de devenir exemplaire.
La vocation infatiguée de Castera se collète avec le quotidien des malheurs collectifs, des laideurs cacophoniques, des explosions de violence. Dans sa critique des luttes historiques des uns contre les autres, des guerres intestines, la ville menaçante de béton droit et armé apparaît un corps dégradé d’assassin baignant dans l’hébétation :
Je t’écris pour te dire
que je vis à fleur d’encre
dans une ville de béton armé
on tire lamentablement dans ma rue
dire est déjà trop dire
le bonheur sous chloroforme
(La lettre sous la langue, p. 15)
Dénoncer, résister, redessiner, transfigurer, transcender… N’est-ce pas l’exhortation de cette poésie d’une jeunesse jamais démentie qui rappelle l’homme à sa puissance singulière, créatrice de langage, d’audace de pensée, c’est-à-dire à sa dimension verticale d’être bien vivant ?
J’ai pris tous les risques
sans drapeau blanc
jusqu’à la cime des mots
Castera est l’aède extralucide de la fulgurance des images étonnantes nées d’une économie des mots aussi formelle qu’éthique dans :
l’incertitude de ce pays
aphone à force de faire des promesses. (p. 15)
Une poésie d’accélération de paradoxes et d’intensités métaphoriques, de résonances auditives et visuelles, de ricochets de signifiants et de symboles qui se contaminent, se contrarient, se déroutent et s’enrichissent…
Tu m’écris que les arbres
étranglent les oiseaux
et que la mort fait mouche
sans jeux de mots
Le bilinguisme entre les cuisses
(La lettre sur mer, p. 19)
Où disparaissent les oiseaux et leurs chants et que la mort efficace laisse des cadavres pleins de mouches, que peut-on encore affirmer, si ce n’est la jouissance campée sur deux langues, le créole et le français ? Les vers entremêlent le réel ignoble et le lyrisme des émotions lumineuses, douces, enfantines, passionnées, érotiques associées à la présence féminine digne et hospitalière :
Ton corps a l’élégance
des portes ouvertes
c’est l’été
(Clameur, p. 42)
Comme conter d’une voix ravie par le chaos de l’arbitraire persistant, du convulsif d’ancien et nouveau ? assiégée par l’urgence dans laquelle jettent les désastres, les démagogies, les indifférences, les impostures ?
Ce n’est pas avec de l’encre
Que je t’écris
C’est avec ma voix de tambour
assiégé par des chutes de pierres
Je n’appartiens pas au temps des grammairiens
mais à celui de l’éloquence
étouffée
Aime-moi comme une maison qui brûle
(Certitude, p. 31)
La magie des éléments, le ludisme radieux des gestes simples, les joies de l’enfance, les canons de beauté et de l’ardeur sont la réfutation lucide de la banalisation du féroce et de la mort odieuse :
il est vrai
j’ai couru quelquefois dans le sens du vent
pour m’encanailler à hauteur de cerfs-volants
ma chemise a pris le large
(Anticiper, p. 62)
Terminons par ce magnifique Souhait :
Les mots sont contagieux
Apprends donc les plus utiles
Et transmets-les comme ta part de liberté
Si le soleil est exposé aux pleurs
Rentre-le chez toi sans fracas (p. 37)
People have the power de la poétesse Patti Smith qui chante :
Je me suis réveillé au cri
That the people have the power
Que le peuple a le pouvoir
To redeem the work of fools
De racheter l’œuvre des imbéciles
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