entretien compris

L’esprit inspiré de la rencontre de Véronique Essaka-De Kerpel

Invitation au théâtre-monde de la compagnie Volubilis

logo de la compagnie de théâtre Volubilis, basée à La Celle-Saint-Cloud, dans la région Île-de-France

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, lors de la remise du Prix Éthiophile, j’ai fait la connaissance de la dramaturge, comédienne et metteur en scène Véronique Essaka-De Kerpel qui a créé, en 2004, la compagnie Volubilis qu’elle co-dirige avec Ludovic Goma. Basée à La Celle-Saint-Cloud, dans la région Île-de-France, cette compagnie, à la croisée des arts, théâtre, conte, danse, musique…, rassemble quatre artistes permanents : Valérie Bruneel, Ludovic Goma, Sylvie Serbin et Véronique Essaka-De Kerpel. Cette dernière a accordé, au blog, un entretien qui articule entre elles les questions d’esthétique théâtrale, de financement des spectacles et de condition des artistes du spectacle vivant.

Véronique Essaka-De Kerpel, fondatrice et co-directrice de la compagnie Volubilis, compagnievolubilis.fr

Par rapport au financement de la compagnie Volubilis, pourriez-vous expliquer les difficultés rencontrées ?
Véronique Essaka-De Kerpel : S’agissant de trouver le financement de certains projets que nous voulions porter, ce à quoi j’ai été rapidement confrontée, comme beaucoup d’ailleurs, est la tendance à me renvoyer à une chose qui m’est étrangère. Autrement dit : est-ce que vous allez faire un spectacle afro-caribéen ou quelque chose comme ça… ? C’est en travaillant que je me suis rendu compte que, pour les autres, j’étais Noire. Du coup, je me suis toujours battue afin d’exister en tant qu’artiste. Peu importe ce que j’ai envie de raconter, je n’ai jamais voulu, jamais accepté qu’on me cantonne dans ça : être une artiste noire ou une artiste afro-caribéenne ou que sais-je d’autre qui m’enferme dans une vision exotique, folklorique, empreinte des stigmates d’un passé colonialiste, esclavagiste… Je milite pour avoir le droit d’exister en tant qu’artiste, point-barre ! Artiste professionnelle ! Car professionnel est le seul adjectif qualificatif que je puisse supporter derrière metteur en scène, comédienne ou conteuse… Juste pouvoir exister en tant qu’artiste. Bon, ceci dit… Est-ce que j’ai envie de défendre certaines histoires ? Au fond, j’ai envie de raconter toutes les histoires que j’ai envie de raconter, qu’elles me soient proches ou pas. Par exemple, quand on nous a demandé de faire une mise en scène pour parler de Louis Delgrès, figure de la lutte contre l’esclavage aux Antilles, j’ai eu plaisir et bonheur à co-mettre en scène cette histoire, qui fait écho à mes propres origines, mais en même temps, je veux pouvoir monter Antigone, Œdipe et d’autres œuvres sans pour autant qu’on vienne me dire qu’a priori, ça va être afro ou caribéen. Eh bien non ! Ça va être avec ce qui transpire de moi. Et si dedans, vous reconnaissez une touche afro, caribéenne ou française, c’est votre problème, votre lecture. Je monte avec le matériau qui est le mien et pas forcément en me disant que je vais défendre tel ou tel drapeau. S’il y a quelque chose à défendre, c’est plutôt telle ou telle cause humaine.

Mais Afrique, Caraïbe ou Europe, quelle qu’elle soit, la région du monde d’où on parle peut prétendre à l’universel. Et qu’on soit femme ou Noir, idem ! La parole peut être de cet ordre. Il y a tant d’artistes noirs, femmes ou les deux prestigieux qu’il est étrange d’interpréter ces dignités ou ces conditions singulières en opérant une réduction. D’où qu’elle parte ou s’élève, la parole peut aspirer à l’universel.
Je suis d’accord. Mais je ne me définis pas comme Noire. C’est-à-dire, si on pense de façon cartésienne, « Je pense, donc je suis », je ne suis pas Noire ! Ce terme « Noire » n’étant qu’une construction, un concept pour justifier, institutionnaliser des relations de domination, il ne dit rien de ma pensée. Évidemment, je n’ignore pas que ma peau est foncée et je suis en colère quand pour certains, trop nombreux encore, cela veut dire quelque chose a priori. Parce que, quand même, il faut aller plus loin que cela… En voyant la couleur de peau d’une personne, je ne me dis pas que celle-ci pense de telle ou telle façon… Je ne m’imagine rien. Je crois à la rencontre.

Sources : Facebook de la compagnie Volubilis

C’est, d’ailleurs, ce que je défends dans ma pratique artistique. La compagnie Volubilis a pour credo : la rencontre ! La rencontre artistique, la rencontre culturelle, parce qu’on pense que là naît la richesse permettant de voir plus large, beaucoup plus loin, et d’aller à l’essentiel. Réduire les gens à leur couleur de peau, leur origine, leur religion, etc., en considérant que cela signifie qu’ils pensent ou agissent forcément comme ceci ou comme cela, restreint tout. C’est l’assurance de passer à côté de la richesse humaine. Et cette réduction, qui ne permet pas la rencontre, est le terreau du conflit… Pour ma part, j’ai choisi de ne pas savoir et peut-être aurai-je une belle surprise ou pas. On verra…

Dans un milieu où j’ai grandi, on semblait ne pas voir la couleur de peau qui n’était jamais nommée. Ça a frappé la petite fille que j’étais et qui voyait les couleurs. C’est par la suite que j’ai perçu la réalité sociologique. Donc que certains surchargent de significations la couleur de peau. Entre ces deux extrêmes, il y a du terrain…
Oui, je me sens entre les deux ! Bien sûr, je suis comme tout le monde, je vois la couleur de peau. Mais est-ce pour autant que je vais me faire une idée de qui est la personne ? Absolument pas !

Que puis-je préjuger de la couleur de peau ? Telle est votre position éthique.
Exact ! On ne peut porter aucun jugement préalable en se basant sur la couleur de peau d’une personne.

Maintenant, imaginons, on monte Antigone, personnage qui va contre les lois de la cité. Il est possible que d’être foncé de peau, d’être femme ou d’avoir grandi dans un milieu prolétaire ou encore avoir traversé des expériences qui, disons, sortent de la norme sociologique, fasse qu’on a une attention particulière à cette figure d’Antigone. Ça peut participer à l’inventivité de l’interprétation ?
C’est drôle, parce qu’Antigone, on en a monté une. J’ai fait une adaptation du mythe, il y a un certain nombre d’années maintenant. J’avais très envie de jouer Antigone. Sauf que je n’avais pas dix-huit ans à cette époque-là, mais une trentaine d’années. Et j’ai songé, mais, qu’est-ce qui m’interdit de jouer Antigone ? Rien. Je pense que j’ai des choses à raconter, je peux défendre ce personnage. Je me suis dit qu’il fallait que j’y aille.
J’ai monté Historia, une adaptation abordant le mythe par le prisme du conte. Quatre voyageurs-conteurs arrivaient de Thèbes pour raconter la tragédie. Et, à chaque fois, ils s’arrêtaient sur les places des villages, ils créaient un cercle rituel et ils racontaient l’histoire. À l’intérieur du cercle, ils incarnaient les protagonistes, à l’extérieur, ils étaient en charge de la dimension narrative.

Historia adaptation du mythe d’Antigone, création et mise en scène Véronique Essaka-De Kerpel, archives de l’artiste

Avec un système de costumes, on était soit, pour les deux comédiennes, Antigone ou Ismène et, pour les deux comédiens, Créon ou Hémon. Eh bien, quand on l’a joué en France, devant des scolaires ou devant une salle tout public, personne n’a remis en cause le spectacle parce que je n’étais pas aussi jeune qu’Antigone et que ma peau est foncée. Personne n’est venu nous voir en disant, non ! Parce qu’on était arrivé, par un système de conventions, à obtenir l’approbation du public. Tout le monde acceptait ce qu’on avait imaginé, si bien qu’on s’est retrouvé avec des gens qui étaient, juste, sur l’humain, et non plus sur l’histoire de Noir ou Blanc. De la même façon, j’ai monté une adaptation d’Andromaque avec une comédienne d’origine sénégalaise qui a un accent et la peau foncée. Et la seule chose qu’on m’ait dite, c’est qu’avoir une comédienne à la peau foncée, qui porte la parole d’Andromaque, permet d’entendre mieux Andromaque et d’aller à l’essence de ce qu’est ce personnage. Cette réaction est le ressort de la compagnie Volubilis ! C’est ce qui nous importe : se demander pourquoi ne pas ouvrir d’autres possibles ? Parce qu’il faut lutter contre les clichés. Il faut lutter contre les a priori. J’aime l’idée qu’avec un autre corps que celui qu’on a l’habitude de voir dans un rôle, avec une autre voix et un autre accent, on arrive à ouvrir à autre chose… Décloisonner ! Oui, on fait sauter le plafond de verre.

Votre réflexion me fait penser à cet autre monument du répertoire : Bérénice, reine de Palestine. Beaucoup de comédiennes sont susceptibles d’incarner le rôle de  Bérénice, l’étrangère, comme le sont, dans nos sociétés, les supposées Noires et tant d’autres qui savent ce que signifie un tel vécu.
Bien sûr !

Ce vécu est une connaissance pouvant dynamiser le répertoire classique qui fait l’objet d’adaptation académique, poussiéreuse…, voire folklorique ou folklorisée comme le sont ceux qui ont la peau foncée. Ceux qui ne sont pas Noirs dans leur propre regard, mais, vous dites bien, dans le regard de l’autre. Imaginons, alors, qu’être perçu comme noir puisse amener à avoir une compréhension des violences faites à l’humain, une liberté, une sensibilité, dans la lecture des classiques, plus intéressante pour le public et même plus proche de la situation des dramaturges qui devaient aussi éprouver des difficultés à trouver des financements…
C’est possible. Les plus grosses difficultés de financement qu’on peut avoir, aujourd’hui, sont du côté de l’absence de prise de risques. C’est, finalement, la perpétuation des choses… Je pense que ceux qui décident ne veulent pas prendre le risque d’ouvrir ou refusent d’ouvrir à dessein.

La compagnie Volubilis présente Tailleur pour dames

La compagnie Volubilis a monté un Feydeau. Georges Feydeau, grand vaudevilliste français, qui est monté de façon assez classique la plupart du temps. Mais nous, on avait une distribution très variée, composée de comédiens avec lesquels on avait envie de travailler. On ne se souciait pas trop de savoir s’ils étaient Blancs, Noirs, Jaunes ou Verts… Notre question était, est-ce que, dans leur pratique de comédiens, leur proposition correspond aux personnages qu’on a envie de défendre, envie de porter sur scène ?

Tailleurs pour dames de Feydeau, adapté et mis en scène par Véronique Essaka-De Kerpel et Ludovic Goma, compagnievolubilis.fr

On fait le spectacle. Imaginez, on joue dans une salle complète. Et tout se passe très bien. Très bien ! On a je ne sais combien de rappel. Ça marche avec le public, on s’en rend compte ! Sauf qu’il y avait là un programmateur qui, à la fin, vient nous voir et dit, oui, oui, c’était très, très bien, mais le public n’est pas prêt. On était en 2013.

En 2013 !
En 2013 ! Et pour lui, le public n’est pas prêt. Là, nous, on se dit qu’on a encore beaucoup de travail, puisque le public, dans la salle, est là, qu’il est prêt et que ce sont les programmateurs qui ferment la porte…

Affiche de L’Humanité dans tout ça de Mustapha Kharmoudi
Visuel de décoloniser les arts, facebook.com

C’est donc surtout du côté des décideurs des réseaux institutionnels que ça bloque. Qu’il y a des verrous, des inerties…
Oui, oui ! J’ai adhéré à l’association Décoloniser les arts. Elle a pour objectif d’interroger les milieux culturels en France sur la présence infinitésimale des artistes issus des populations minorées dans les espaces de création, donc sur les plateaux de théâtre et de danse, à la télévision, au cinéma et dans les arts plastiques. Cette association désire également interroger les récits dominants dans les théâtres et contribuer à une meilleure représentation de pans entiers de l’histoire de notre pays, qu’il s’agisse du passé contemporain ou d’événements appartenant à une époque plus lointaine. Poser ces questions, c’est mettre chacun face à ses pratiques ! Grâce à notre travail, certains metteurs en scène ou des directeurs de salle, qui avaient le sentiment de n’avoir aucune position raciste, se sont dit, mais, tiens, si on devait embaucher, immédiatement, un comédien noir ou faire venir un metteur en scène noir, eh bien, où le trouver ? Je pense que pour eux, il y a eu comme la découverte d’un monde. Ils se retrouvaient devant quelque chose qu’ils ne connaissaient pas ! Ils n’étaient pas au courant. Ils ne se rendaient pas compte que le système est excluant. Quant à certains metteurs en scène ou directeurs de théâtre, conscients de cette exclusion, ils ne voulaient juste pas ouvrir la porte aux artistes racisés. Il n’empêche que j’ai récemment rencontré une comédienne qui m’a remerciée de la conversation qu’on a eue sur toutes ces pratiques excluantes dans le milieu du théâtre. Elle a dit, en fait, j’ignorais tout ça, je ne savais pas que vous aviez autant de difficultés à exister…

Visuel de décoloniser les arts, facebook.com

Alors dans notre travail en tant qu’artiste, avec une grande ou petite notoriété, on a une responsabilité ! Peu importe la pièce qu’on monte, chaque fois, on représente une vision du monde. Le choix de la distribution, l’attribution des rôles, renvoie une vision de la société et si elle exclut certains de ses membres, ou les cantonne dans les mêmes stéréotypes discriminatoires, cela véhicule l’idée que la société est ainsi. Et tant qu’on ne bouscule pas les choses, les gens continueront à croire que c’est comme ça et que cela ne peut pas être autrement ! Il en va donc de la responsabilité de l’artiste de montrer, quel que soit le genre de production, publique, privée, que tout est possible. Quand la compagnie Volubilis monte un spectacle et – on le sait, on intervient en milieu scolaire depuis suffisamment d’années – quand on joue devant des classes en Île-de-France, dans un quartier « difficile » avec des gros guillemets, dès que les élèves se rendent compte que la pièce de théâtre a été écrite, mise en scène par une femme ou un homme dont la peau est foncée, qu’il y a aussi des comédiens comme ça sur le plateau, d’un seul coup, ils ont la révélation que c’est possible ! Alors que jusque-là, peut-être qu’ils avaient eu l’habitude de voir un metteur en scène et des comédiens avec une peau claire, et rien, rien d’autre. Vraiment, dans leur regard, on le sent, il y a quelque chose de l’ordre de : c’est possible !

Chaperon rouge créé et mis en scène par par Véronique Essaka-De Kerpel de la compagnie Volubilis
Maya Angelou, Tant que je serai Noire, couverture du livre de poche

Nous, en tant qu’artiste, il faut qu’on assume cette responsabilité, qu’on se batte afin que tout le monde puisse penser que : c’est possible. Ainsi, tout le monde pourra se redresser ! On n’aura plus cette renonciation face à une invisibilité ou presque de ses semblables dans l’espace culturel… Cette attitude d’acceptation fataliste ! Mon père, quand, jeune, j’ai commencé à dire que je voulais faire du théâtre, m’a répondu, mais enfin, Véronique, est-ce que tu connais un comédien noir, un metteur en scène, un auteur noir connu ? Je lui ai dit non. Sa réponse a été : Alors, qu’est-ce que tu espères ? Et j’ai dit, il faut que ça commence, il faut se battre pour que ça arrive. Mon combat en tant qu’artiste est là !
Et « tant que je serai Noire » aux yeux de quelqu’un, pour reprendre le titre du livre de Maya Angelou, oui, tant que ma couleur de peau sera signifiante
a priori avec toutes les conséquences : perpétuation du racisme, des discriminations et des exclusions, nous devrons continuer !

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, la comédienne et metteur en scène française Véronique Essaka-De Kerpel a publié trois textes :
– Chaperon Rouge chez Alna Éditeur (ici)
– Pour qu’un sourire soit sur vos lèvres, vous mes disparus… chez Alna éditeur dans le recueil Alna Éditeur a quinze ans –  volume 2 (lire ici).
– La Manufacture des Vivants aux éditions Acoria (ici)

Afin d’en savoir plus sur la compagnie Volubilis et sur ses spectacles, je vous invite à consulter son site, ainsi que sa page Facebook.

One Tribe est aussi le message d’unité de la famille humaine célébré par le groupe de hip hop américain The Black Eyed Peas.