coups de tête

Quand entière admiration, je suis L’Intranquille Garouste (2/2)

DYPTIQUE DE L’INTRANQUILLE GAROUSTE (VOLET 2/2)

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, reprenons l’autobiographie L’Intranquille au moment où Gérard Garouste se marie avec Elisabeth qui est juive. Il devient vendeur de chaussures. (Lire la première partie ici)

Angelo Bronzino, Allégorie du Triomphe de Venus, commons.wikimedia.org
Angelo Bronzino, Allégorie du Triomphe de Venus, détail, National Gallery, wikimedia.org

À l’approche de la trentaine et de la naissance de son premier fils, il fait une crise de délire décrite avec une sobriété minutieuse. Il est interné.

S’ensuivront d’autres crises, épisodes de folie et internements.

Cependant, il se sait peintre. Peintre figuratif, car comment créer après Duchamp ? Après Picasso qui est « de ces génies qui tuent le père et le fils » (p. 61) ? Comment créer, sinon à contre-courant de son époque.

Francisco de Zurbaran, Sainte Castilda, Thyssen-Bornemisza Museum
Francisco de Zurbaran, Sainte Castilda, Thyssen-Bornemisza Museum, wikimedia.org

Évoquant le portrait de sainte Castille par Zurbaran, Gérard Garouste dit aimer l’idée de représenter une chose et d’en raconter une autre. (p. 70)

Ainsi, il ne sera pas d’avant-garde. À la dynamique de trahison des Modernes érigée en dogme, il choisit la fidélité au territoire des Anciens, mais toujours à sa façon, ni Classique assujetti à la norme ni Indien intuitif et courant vers la folie. (p. 97)

Honoré Daumier, Le lecteur, The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei
H. Daumier, Le lecteur, commons.wikimedia.org

L’ex-cancre lunaire est aussi devenu lecteur :

Si la peinture a enchanté mes doigts, ce sont les livres qui ont nettoyé ma tête (p. 72).

Mais la pratique artistique exige beaucoup d’énergie.

IIvan Aïvazovski, Bateaux dans la mer orageuse, commons.wikimedia.org
IIvan Aïvazovski, Bateaux dans la mer orageuse, commons.wikimedia.org

L’homme fait de nombreux séjours en hôpital psychiatrique et traverse de longues années de dépression, de hauts et de bas.

Néanmoins, il juge :
Le délire ne déclenche pas la peinture, et l’inverse n’est pas plus vrai. La création demande de la force. (p. 97)

J’ai retrouvé dans cette autobiographie torse l’univers sans pareil des toiles cabalistiques de l’artiste, un lieu fabuleux et généreusement dérangé…

Angelo Bronzino, Venus, Cupid, Folly and Time, National Gallery, London
Angelo Bronzino, Venus, Cupid, Folly and Time, National Gallery, London

Un lieu déconcertant de beau imprévisible et de postures non naturelles des corps assez maniéristes.

Un lieu de remontées de secrets sinueux, d’associations hallucinées, de sentiers symboliques le long desquels happe la nécessité de chercher et inventer du sens autrement. Du sens pas seulement intime, mais religieux. À Gérard Garouste, un jour, un médecin de l’hôpital psychiatrique de Saint-Anne, l’artiste a dit :

On a les délires de sa culture. (p.100)

Gérard Garouste, Le Sarcophage, source: Daniel Templon
Gérard Garouste, Le Sarcophage, source: Galerie Daniel Templon

L’homme s’est dégagé du catholicisme corseté, des falsifications du mauvais catéchisme en filant vers l’apprentissage de l’hébreu et ce judaïsme que son père haïssait haut et fort, et claire-obscurément admirait. Étudier l’Ancien Testament ne se fait pas seul. Gérard Garouste exprime, à l’égard des amis de son groupe d’étude, une gratitude fraternelle.

On m’a dit maniaco-dépressif ou bipolaire… Un siècle plus tôt, on aurait juste dit fou. Je veux bien. (p. 88)

Ai-je été touchée par ce texte parce qu’il est profond, humain luttant, d’une sincérité aussi intelligente que poignante ? Qu’il évite l’accusation ? Que sa vision de la folie n’est pas romantique, mais intègre quant aux heurs et malheurs, ravages et veines de l’être considérant qu’il s’agit d’un moment où, pour survivre, il doit se déconnecter ?

Je suis peintre et fou, parfois (p. 133)

Oui, tout ça et sans nul doute aussi parce que je suis l’enfant d’une folle, une schizophrène dont l’état hors du commun m’est apparu à six ans quand j’ai fait sa rencontre. La mère bio, je ne l’ai connue que dans cette condition énigme particulière faite de crises et de mieux-être. Pourquoi ces plongées en abîme délirant ou immobile d’où elle remonte… comment ? Que lui arrive-t-il ? Telles étaient mes interrogations enfants, restées longtemps ignorées des proches qui l’avaient sue ailleurs, charmante et fine, et l’aimaient avec un attachement au passé leur interdisant de voir son présent de fée fêlée, car longtemps sa grâce, ses qualités morales, son goût de la littérature et des arts ont occulté la personne saisonnièrement en difficulté et qui était à mes yeux, non une maman, mais l’outre-mère. Le visage d’un déluge de détresse et d’instabilité, mais encore une crue de courage et de force de vie. J’ai retrouvé dans l’autoportrait de Garouste un peu de la figure familière et indiscernable de l’outre-mère, un peu de moi investigatrice solitaire qui, en enfant sauvage de la littérature, a lu et relu des contes, puis des romans, forte de la conviction d’y trouver la lumière et le pouvoir de comprendre. Il me fallait nommer l’étrangeté quotidienne et me dénicher un hébergement suffisamment large pour tenir en respect le néant actif de la mélancolie, ne pas emprunter sa rampe d’accès direct au désespoir.

Mon interprétation d’un Gérard Garouste qui enquête sur le passé nébuleux ou épouvantable, qui doute sans cesse et tente jusqu’à l’épuisement de s’expliquer ce qui se passe, qui saisit mal le monde en lui et autour de lui et dont l’esprit ne progresse pas en ligne droite ; ma lecture de l’artiste bipolaire tenu à l’inlassable exorcisation de l’angoisse n’est peut-être qu’une projection. Dans ce cas, cher tout le monde, femmes, hommes et autres, je fais le vœu qu’elle vous donne envie de découvrir ou redécouvrir L’intranquille de Gérard Garouste qui dit :

La peinture est mon instrument. (p. 155)