et moi émois et moyes

Le suiveur

Souvenir d’enfance

Le Suiveur, Jack Exily, dessin original pour le blog Les vagabonds sans trêves

Un homme nous suit. Un des premiers souvenirs de mon arrivée en Belgique. Souvent, sur le chemin de l’école, de la bibliothèque, de la poste, jusque dans les rayons du supermarché ou dans les grands magasins du centre-ville, où que nous allions, un inconnu, jamais le même, marche derrière nous. Reste planté sur le trottoir opposé des boutiques du quartier dans lesquelles nous entrons. Nous, c’est la mère absente et tout silence, et moi, nouvelle-née ici, mise aussi au secret par la force centrifuge des choses inédites dont l’importance m’échappe. J’ai six ans et demi. À cet âge petit, le demi beaucoup, beaucoup compte.

Je n’ai jamais vécu pareille situation. À Port-au-Prince ou à New York. Que fait, je l’ignore, l’inconnu, là, derrière nous ? Suiveur, à un jet de pierre. Quelques mètres, ou plus… Difficile à estimer. Une présence plutôt entraperçue, mais insistante. À portée de regard contrarié. De mes yeux velléités d’observations, mine de rien, mouvements contenus, de guingois… Sinon, la sanction s’abat, brève, murmure neutre variation autour du thème courtois : avance sans te retourner, ou fais ce que tu dois, ou ne t’occupes pas des grossiers, densifiant le silence de la mère absente. Impossible, trop simple, d’imaginer l’interroger. Sac à l’épaule, serré sous le bras et ne me saisissant la main que pour traverser la rue, elle avance, à petits pas polis, tue et tête haute, plus qu’élégante : ultradécente, paupières mi-closes, frangées de longs cils fiers, deux calmes barques noires à l’ancre du nez, cachetant autant qu’ils l’approfondissent un silence dont elle seule a le chic et que renouvelle le clac de ses talons. Pour moi, c’est, clac-clac-clac… perdre pied à côté, clac-clac-clac, d’un vide évident et mystérieux. De ce vide rien qu’à elle, je ne distingue pas le fond, seulement l’épaisseur de lointains qui ravive la douleur du départ inexpliqué, la coupure en chair et en os d’avec les miens, la famille avec laquelle j’ai fait corps avant le déracinement, l’amputation soudaine m’ayant métamorphosée des cheveux aux chevilles en membre fantôme enfant qui, dans le creux d’exil, ne serre plus qu’en rêve les aimés. Ce n’est pas rien, mais ce pas assez, même pour qui a l’esprit sorcier.

En plus de l’homme qui nous suit, les passants regardent, combien, quand même pas mal, nous observent. Sont au spectacle. Le spectacle, dans la rue, c’est nous. Ils se retournent sur notre duo. Elle pèse, creuse, l’insistance des yeux des passants fascinés qui s’arrêtent à notre passage au rythme uniforme des petits pas impec’ de celle qui, menue et lumineuse à sa manière obscure et digne, répond à l’hameçon des regards insistant, par un refus de réponse : un air d’une gravité unique, comme un masque magique lui prêtant un pouvoir de détachement parfait, comment elle fait ? Oui, d’indifférence sur mesure dont la beauté égale est douceur sans adjectif. Je ne comprends pas. Enfin, comprends que je ne comprends pas. M’interroge. Comme nous sommes aussi l’objet de la curiosité des passants lorsque le père pâle nous accompagne, je me demande surtout l’homme derrière nous, pourquoi suit-il ? Dans quel but ? Quel sens ça a ? Parfois, il semble plus jeune que le père pâle, parfois plus vieux, mais d’autres fois, il paraît grand-père, voire plus. Difficile à dire… Vains coups d’œil, en catimini, au visage de la mère absente apportant un néant d’éléments carburant fantastique de mon inquiétude grandissante : n’est-ce pas que les bonnes rencontres se reconnaissent à l’éclat de son sourire ravissant ? Mais, la mère absente ne dit rien. Elle chemine dans son silence démesuré. À croire que l’homme derrière n’existe pas. Que la seule chose digne d’attention est ma conduite à cadrer. Selon des critères personnels, sans cesse professés, c’est une question de fierté, de respect de soi. Tant qu’aucune remarque ne détone dans mes oreilles, c’est que je fais tout ce qu’il faut. Pourtant, plus que marcher, je nage dans l’océan cadencé régulier de l’impassibilité outre-mère. Au vrai, dérive dans l’illimité d’un double effroi : la sensation d’isolement et l’angoisse sans rives de la présence du suiveur qui ne cesse de croître, pousser dans notre dos, énorme, trop énorme, silhouette de cauchemar monstre dont le gabarit ogre ne vieillit pas…

Cher tout le monde, femmes, hommes et tant d’autres, le dessin accompagnant ce texte est de Jack Exily, dessinateur de presse, illustrateur et éditeur français. Jack Exily est le créateur de Simon Soul. Je vous propose de retrouver ses interviews iciici et ici , puis de vous vagabonder sur son site ici.

On se quitte avec la très chère Barbara, la voix mélancolie ciselée, poétisant Le mal de vivre :

Le mal de vivre
Le mal de vivre
Qu’il faut bien vivre
Vaille que vivre
On peut le mettre en bandoulière
Ou comme un bijou à la main
Comme une fleur en boutonnière
Ou juste à la pointe du sein
C’est pas forcément la misère
C’est pas Valmy, c’est pas Verdun
Mais c’est des larmes aux paupières
Au jour qui meurt, au jour qui vient