coups de tête

Chevaux de frise de Guillaume Apollinaire

Chevaux de frise

Calligramme de Guillaume Apollinaire intitulé Cheval

Pourquoi il m’importe de publier l’émouvant poème d’Apollinaire ? D’abord, c’est la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun qui a vu s’opposer les armées françaises et allemandes du 21 février au 19 décembre 1916. Ensuite, parce que mes deux arrière-grands-pères paternels, le Belge comme le Français, ont fait la Grande guerre. L’un a été gazé, l’autre est resté blessé dans le no man’s land de barbelés pendant des heures. Je ne les ai pas connus, mais ça se raconte en famille, car la mémoire d’une si grande tragédie mondiale (n’oublions pas les soldats des colonies et bien d’autres…) ne se compte pas en années, mais en générations.

CHEVAUX DE FRISE

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
Les fleurs de l’amour
Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
Que l’on voit partout
Abandonnés et sinistres
Chevaux muets
Non chevaux barbes mais barbelés
Et je les anime tout soudain
En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
Sur la Méditerranée
Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
Pour te redire
Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
Aujourd’hui je te vois non Panthère
Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
M’emportent à ton côté
Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
Et je t’aime comme tu m’aimes
Madeleine

Guillaume Apollinaire par Amadeo Modigliani
Guillaume Apollinaire par Amadeo Modigliani

Guillaume Apollinaire ou Guillaume de Kostrowitzky est un sujet polonais de l’Empire russe, né à Rome en 1880.
Sa mère, qui tarde à le reconnaître, sera fichée, comme cocotte, par la police monégasque.

En 1901, Guillaume de Kostrowitzky s’installe à Paris.

Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire ‎
Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire ‎

La vie de bohème cesse avec un boulot d’employé de banque. Il publie des contes et des poèmes sous le pseudonyme d’Apollinaire (Apollon étant le dieu grec de l’harmonie, du chant, de la musique, de la beauté masculine et de la poésie).

Henri Rousseau, 1909, La muse inspirant le poète, Kunstmuseum Basel
Henri Rousseau, 1909, La muse inspirant le poète, Kunstmuseum Basel

Guillaume Apollinaire entretient une relation passionnée avec la peintre Marie Laurencin.

Il se lie d’amitié avec Pablo Picasso et se brouille avec ce dernier à cause d’une histoire de vol de statuettes au Louvre qui lui vaut une semaine d’emprisonnement à la prison de La Santé.

Le poète tente de s’engager dans l’armée française en août 1914, mais le conseil de révision ajourne sa demande, vu qu’il n’a pas la nationalité française. La seconde demande en décembre 1914 est acceptée, et ce geste patriotique lui permet d’entamer une procédure de naturalisation. C’est dans un train qu’il tombe amoureux de Madeleine, à laquelle son coeur d’artichaut adresse des lettres et des poésies, dont Chevaux de frise où l’imaginaire poète transfigure les horreurs de la guerre.

Otto Dix, Tranchées, source : Pinterest
Otto Dix, Tranchées, source : Pinterest

Guillaume Apollinaire est blessé à la tête en mars 1915 dans une tranchée. Il est évacué et trépané. Il se remet de sa blessure, mais meurt, à Paris, le 9 novembre 1918 de la grippe espagnole.

Portrait de Guillaume Apollinaire par Pablo Picasso

Recommander une lecture d’Apollinaire n’a guère de sens, si ce n’est celui franchement léger du j’aime-j’aime pas. Bon, perso, et c’est une question de tempérament, je suis attachée au recueil Le guetteur mélancolique suivi des Poèmes retrouvés, édité par la NRF Gallimard.

De plus, voilà qui est chic : les Chevaux de Frise ont fait réagir un ami internaute qui offre des critiques musicales épatantes. Cet exercice difficile, qui allie sensibilité et culture, n’est plus assez estimé à une époque du « j’aime, j’aime pas » sans autre argument que la subjectivité narcissique. 

Jean-Claude Vantroyen, responsable du supplément littéraire du quotidien belge Le Soir
Jean-Claude Vantroyen, responsable du supplément littéraire du quotidien belge Le Soir, source : website Le Soir

Pourtant le registre critique a ses lettres de noblesse. Rappelons que Jean-Claude Vantroyen, critique littéraire et responsable des Livres du Soir a, en 2015, reçu le Prix André Gascht. Il lui a été décerné par l’Académie royale de Belgique, pour l’ensemble de son travail critique. Chapo ba pou meyse  ! on dit en créole haïtien. 

Mais, revenons à notre internaute mélomane, passionné également d’histoire et d’anthropologie de la guerre. Voilà ce qu’il a écrit : l’actualité du centenaire de la Bataille de Verdun, le déluge de feu et tempête,… et de chiffres; 300 jours et 300 nuits, 306.000 tués et disparus et 406.000 blessés… ! Artillerie, mitraille, shrapnells, baïonnettes mais aussi, faim, froid, peur, épuisement…
À lire ce PDF  du website academieduvar.fr. sur Guillaume Apollinaire et la guerre.

Merci à l’ami internaute pour ces précieuses infos et son enthousiasme de critique, une activité indispensable comme jamais, étant donné l’énorme masse de publications. Dans le domaine de la littérature, citons les illustres prédécesseurs : Maurice Blanchot et Georges Poulet auteurs dont j’ai tant apprécié les lumières. Les mordus de la jeune génération aimeront l’exercice d’admiration d’Arnaud Cathrine, un auteur des éditions Verticales, qui a publié chez Stock : Nos vies romancés. Le propos est heureusement subjectif, voire affectif : Carson McCullers, Françoise Sagan, Roland Barthes… La trouvaille de l’épigraphe est de Paul Valéry : N’entre pas ici sans désir. Tenez-vous le pour dit !

À ceux qui veulent poursuivre sur le terrain romanesque du conflit 14-18, je rappelle le grand classique : Johnny s’en va t’en guerre ou  Johnny got his gun de Dalton Trumbo, écrivain et scénariste qui a aussi réalisé, en 1971, le film du même nom.

La musique de circonstance : Motörhead – 1916, (Lemmy Kilmister, Phil Campbell , Philthy Taylor , Michael Burston) :
« … 16 years old when I went to the war,
To fight for a land fit for heroes,
God on my side, and a gun in my hand… »